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Les études de cas

Marina Abramović – Rétrospective

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  • Women in the rain (Balkan E[rotic]. Epic), 2005
  • Imponderabilia, 1977
  • Luminosity, 1997

Marina Abramović
Rétrospective
2010
Art contemporain
États-Unis

Dans le domaine de l’art, le nu et l’obscène sont deux notions qui tendent à se distinguer et à s’éloigner de plus en plus au fur et à mesure du temps. Il n’est en effet plus rare de voir de vrais corps nus que ce soit au théâtre, en danse ou dans la performance (ce qui devient de plus en plus rare c’est plutôt de ne plus en voir). Héroïsé et sublimé dans l’Antiquité, le corps nu a traversé une longue période de pudeur ou bien n’était représenté qu’en peinture (et encore, sous la forme de figures divinisées ou érotiques). C’est depuis la deuxième moitié du XXème siècle que les plateaux et les musées accueillent davantage la nudité. L’esthétisation de ces corps et la fréquence de leur représentation mènent à gommer le caractère obscène de cette monstration, en ôtant le caractère choquant d’une telle démarche. La définition de l’obscène désignant une chose qui offense le bon goût, qui est choquant par son caractère inconvenant, son manque de pudeur, sa trivialité et sa crudité, ne peut définitivement plus être mis en corrélation avec le nu. La nudité ne relevant plus du choc dans les arts (de la scène en particulier), c’est donc l’action de ce nu qui va déterminer de l’obscénité d’une oeuvre.

Je me suis orientée dans mon choix d’œuvre davantage vers la question du nu et dans son potentiel choquant et moins vers la notion d’obscénité, bien que ce soit un jugement que j’ai pu émettre au premier abord du fait de mon jeune âge et de mon regard non-initié à l’art contemporain. Mon choix s’est donc porté sur la rétrospective organisée par le MoMA à New York sur Marina Abramović intitulée The artist is present. Cette femme est une artiste et performeuse serbe née en 1946 qui fait partie du courant de l’Art corporel. Ce courant questionne les limites du corps, de la douleur et de ce qu’elle provoque au spectateur. Ainsi, Marina Abramović a souvent mis sa vie en danger et s’est mutilée durant ses performances. Elle explique: « Je suis intéressée par l’art qui dérange et qui pousse la représentation du danger. Et puis, l’observation de public doit être dans l’ici et maintenant. Garder l’attention sur le danger ; c’est se mettre au centre de l’instant présent. »

Je pense que la vision de certaines œuvres de cette artiste a été un choc, car huit ans après, mes souvenirs de cette exposition sont très précis. Je vais retenir trois œuvres qui mettent en scène du nu et qui m’ont marquée, voire choquée.

La première est une vidéo tirée de l’exposition Balkan Erotic Epic présentant, sous la forme de photos et de vidéos, les rites païens du folklore balkanique et leur rapport avec l’érotisme et la sexualité. Cette série nous expose l’importance primordiale du sexe dans les croyances de cette région. Celui-ci est utilisé pour éloigner les malheurs et garantir les récoltes et la fertilité. Ainsi, dans la vidéo exposée dans la rétrospective, on voit des femmes habillées en costume traditionnel, courant dans une plaine sous la pluie et soulevant leur jupe en montrant leur sexe en direction du ciel. Ce rite était censé effrayer les dieux et mettre fin à la pluie. Cette exposition ritualisée du sexe féminin m’a provoqué un sentiment de fascination et de gêne par l’entremêlement de la sexualité et de la tradition. Si à l’époque, mon jeune âge a pu juger cette œuvre obscène et choquante (parce qu’inhabituelle et en dehors des normes de la pudeur et des traditions d’Europe de l’Ouest), c’est maintenant davantage un intérêt et une intrigue intellectuelle qui demeure.

La deuxième œuvre qui m’a marquée est Imponderabilia, une reproduction d’une performance qu’ont réalisée Marina Abramović et son compagnon de l’époque Ulayen 1977. Deux personnes nues sont placées face à face dans un passage de l’espace d’exposition. Pour passer d’une pièce à l’autre, les visiteurs doivent se faufiler entre les deux corps dénudés, les frôler voire, les toucher. Cette performance présente des nus, mais elle n’est en soi pas obscène, car, ils ne font rien de choquant. C’est en revanche l’utilisation  ou l’invitation à l’utilisation des spectateurs, qui peut paraître obscène. En effet, de nombreux visiteurs ne se privent pas de toucher et de se frotter aux corps des artistes. Cette installation  questionne le rapport au corps inconnu et au contact humain qui peut paraître dérangeant. Elle met le visiteur dans une position d’acteur et peut créer la gêne par le contraste et le contact habillé/dénudé.

La dernière œuvre que je citerais date de 1997 et s’intitule Luminosity. Cette performance présente encore une fois un nu et m’a ici aussi choquée, mais, pour d’autres raisons. En effet, elle propose une femme nue, Marina Abramović, accrochée  en suspension au mur, les bras et les jambes en étoiles. La femme est retenue par une sorte de selle de vélo et elle monte progressivement les bras à l’horizontale formant ainsi une figure christique. Ce qui m’a marquée dans cette œuvre c’est l’évidente souffrance que devait ressentir la performeuse: son corps était gainé, le visage figé laissait transparaître une douleur et une fatigue physique, ses jambes étaient violettes (à cause de la température et aussi, sans doute, à cause d’une mauvaise circulation du sang due à la position). En bref, mon regard d’enfant s’est questionné sur l’utilité de cette souffrance et sur le rôle du spectateur: pourquoi regarde-t-on ça? Est-ce obscène de créer cette performance ou de la regarder avec intérêt? Dans tous les cas, la mission est réussie, car, le spectateur ressent un malaise qui l’amène à se questionner sur les notions du corps, corps nu, corps objet, corps mort ou vivant, mais également sur les questions de l’exposition, de la pudeur et de la mutilation. Le fait que ce soit une femme qui soit accrochée ainsi à ce mur peut nous évoquer une panoplie intarissable d’interprétations sur le corps de la femme malmené, exposé, torturé, sacralisé ou encore dépossédé.

En résumé, je pense que cette exposition m’a profondément marquée et choquée (positivement).  Le corps nu est abordé par des entrées originales et lourdes de sens qui s’éloignent de l’érotisme sexuel se rapportant davantage à la tradition ou encore à la question de la femme et de son rapport au corps.

L’obscénité est en définitive une notion très subjective, car, elle se forme là où commence les censures et les valeurs personnelles de chacun. S’il est possible que, jeune adolescente (avec toutes les appréhensions et les pudeurs corporelles que cette période peut susciter), j’ai jugé ces œuvres obscènes, c’est avec un nouveau regard que je les envisage aujourd’hui. Elles me paraissent désormais tantôt fascinantes, tantôt dérangeantes, mais plus inconvenantes. Cette ouverture d’esprit permet de les envisager avec une plus grande profondeur symbolique et poétique.

Par Angèle Marchand
Université Sorbonne Nouvelle – Paris3, L3, 2017

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