Aimé Césaire – Cahier d’un retour au pays natal

Aimé Césaire
Cahier d’un retour au pays natal
1983
Littérature
France

Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent, ma main petite maintenant dans son poing énorme et la force n’est pas en nous mais au-dessus de nous, dans une voix qui vrille la nuit et l’audience comme la pénétrance d’une guêpe apocalyptique. Et la voix prononce que l’Europe nous a pendant des siècles gavés de mensonges et gonflés de pestilences,

car il n’est point vrai que l’œuvre de l’homme est finie

que nous n’avons rien à faire au monde

que nous parasitons le monde

qu’il suffit que nous nous mettions au pas du monde

mais l’œuvre de l’homme vient seulement de commencer et il reste à l’homme à conquérir toute interdiction immobilisée au coin de sa ferveur

et aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l’intelligence, de la force

et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête et nous savons maintenant que le soleil tourne autour de notre terre éclairant la parcelle qu’a fixée notre volonté seule et que toute étoile chute du ciel en terre à notre commandement sans limite.

Le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire choque le lecteur autant par sa forme que par son fond. C’est un poème en prose, influencé par les théories surréalistes, où la ponctuation est déconcertante, où les métaphores, souvent filées, sont élusives et obscures. L’auteur n’est pas français, mais haïtien et s’approprie la langue du pays où il étudie, pays qui a occupé longtemps l’île de « Saint-Domingue ». Le texte d’Aimé Césaire est donc empreint de « couleur locale », d’autant de références qui déstabilisent le lecteur européen, pourtant premier lecteur de ce poème.

Si la syntaxe et le vocabulaire perturbent, le sens du texte choque. Une discordance née entre l’utilisation de la langue française et la distanciation d’avec le « vieux continent » dans l’évocation de ce « pays » jamais nommé et toujours opposé à la vieille Europe dogmatique, raciste et oppressante. Pourtant, l’époque colonisatrice paraît loin en 1983, et on n’imagine pas que la domination européenne de a « race » blanche puisse encore peser autant sur les originaires d’anciennes colonies. Le lecteur novice qui entre dans cet ouvrage, attiré par son titre bucolique, se trouve choqué par la violence du rejet d’une France définie par son histoire dominatrice, colonisatrice et esclavagiste, qu’on a tendance à oublier. Aimé Césaire choque par les vérités qu’il énonce autant que par la manière qu’il a de le faire.

Par Salomé Blaise-Deraime
Université Sorbonne Nouvelle – Paris3, L3, 2017