Rodrigo Garcia – 4

Rodrigo Garcia
4
Théâtre
2015
France

Dans 4, le metteur en scène Rodrigo Garcia demande à quatre comédiens espagnols de monter sur le plateau, rapidement surchargé. Pour lui, ce chiffre est à « déchiffrer » et à interpréter selon un thème propre à chaque spectateur. J’y ai vu une critique acerbe du capitalisme et la mise en gestes, en mots, en forme scénique de la surconsommation qui anéantit notre capacité à rêver et qui bride l’enfant en nous. Je vais ici m’intéresser à trois moments du spectacle qui relèvent de l’obscène mais avec des caractéristiques différentes qui marquent une progression de la réflexion.

Le premier concerne une scène de nu : un couple de comédiens se bat et s’ébat sur un bloc de savon de Marseille géant. L’acte, plus ou moins violent, consiste en un assaut sexuel et physique lors duquel des corps en bataille se livrent à un effeuillage érotique. Puis, il s’achève par l’irrigation des corps sur lesquels tombe de la pluie venue d’un tuyau d’arrosage. L’éjaculation est ici clairement provoquée par l’intrusion d’un comédien extérieur à l’action du couple. La scène est esthétiquement réussie et l’on peut comprendre que le savon ne lave rien, ni personne puisque ce sont bien deux corps nus qui demeurent à la fin et qui sont lavés comme par nécessité d’une purification pourtant vaine. Les corps nus sont obscènes car, ils peuvent porter atteinte à la pudeur : nous sommes témoins de l’intimité sexuelle d’un couple. Pourtant cette obscénité voyeuriste est atténuée par l’intervention d’un tiers indifférent et par l’extrême chorégraphie des mouvements qui comprend des frottements mais, pas de pénétration entre les deux comédiens.

La réflexion sur l’obscène outrepasse la métaphore dans une autre scène qui donne véritablement à penser. Un comédien muni d’une raquette de tennis envoie des balles rebondir contre le mur du fond de scène. Lorsque la balle touche le mur, des lumières blanches clignotent et un son se produit lorsqu’elle atteint la cible. Progressivement, cette cible devient un sexe de femme puisque le mur est recouvert par une projection du célèbre tableau de Courbet, L’Origine du monde. Le joueur s’amuse avec ce sexe car, lorsque la balle y parvient, un bruit d’orgasme très prononcé se fait entendre. Ce cri de plaisir est modulé par la force de frappe et par le nombre de balles qui le frôle. Pour Christian Biet (dans « Déchiffrer 4 de Rodrigo Garcia », Théâtre Public, juin 2016), le spectateur est confronté à  » l’expérience du TROP de liberté « . C’est cet intérêt pour l’excès qui a poussé Garcia à renommer le CDN de Montpellier : humainTROPhumain. En effet la position passive du spectateur est questionnée afin de devenir active : c’est un des rôles conféré à la provocation.

Néanmoins, ce parti pris induit des questionnements moraux par rapport à la représentation à laquelle nous assistons, impuissants. Que peut-on accepter sur scène ? Doit-on se laisser faire et laisser faire ? Agir ? La perception est harcelée, les sens sont bousculés et violés par le spectacle. La question se pose dans l’une des dernières scènes : une spectatrice est invitée à rejoindre un comédien pour répondre à un questionnaire, ou plutôt à un interrogatoire. Elle doit se placer dans un sac de couchage et pendant qu’elle répond, extrêmement mal à l’aise, le comédien lui intime de mimer la position sexuelle de la levrette avec lui. Elle ne voit pas que le comédien au-dehors du sac fait des gestes obscènes mais elle sent qu’il se frotte contre elle. Le soir où j’ai assisté au spectacle, j’ai été choquée par cette scène, par tant de voyeurisme et surtout par notre absence totale de réactions. La spectatrice a regagné sa place, visiblement secouée et gênée par la scène qui venait de se dérouler mais, elle n’a jamais résisté à la pression qui la contraignait à agir de telle façon.

Comme ces plantes carnivores que l’on nourrit de vers, filmées et projetées en gros plan sur le mur du fond, la scène prend une tournure d’inéluctabilité insupportable. Un homme a crié : « Pédophiles ! » à de multiples reprises un peu avant la fin et ensuite lors des applaudissements. Il a ainsi provoqué des réactions outrées d’autres spectateurs qui portaient davantage sur le fait qu’un homme osait crier alors que le spectacle n’était pas terminé plutôt que sur l’objet de ses plaintes! L’obscène choque mais, il marque aussi les esprits par son inconcevabilité et par son caractère inconvenant, déplacé, voire pervers. Sa force d’impact réside dans les limites qu’on lui assigne : plus on en impose aux sens du spectateur, plus il y a saturation et moins l’on est enclin à accepter le représenté. Rodrigo Garcia joue avec ces limites pour interroger le spectateur : est-il vraiment nécessaire et légitime de montrer la violence, notamment de manière crue, pour que chacun remette en question ce à quoi il assiste au théâtre comme dans la vie quotidienne ?

Par Juliette Labreuche
Université Sorbonne Nouvelle – Paris3, L3, 2017