Aurélien Bory – Sans objet

Aurélien Bory
Sans objet
Théâtre
2009
France

Sans objet c’est le titre d’un ouvrage de Franck Fischbach, sous-titré Capitalisme, subjectivité, aliénation. L’auteur publie sa réflexion en avril 2009 à partir des théories philosophiques de Giorgio Agamben, Slavoj Žižek ou György Lukács et évoque le recentrement autour de la subjectivité, principe réducteur qui rend possible le développement et la pérennité du capitalisme. L’être  humain s’efface sous le terme générique de sujet. La même année Aurélien Bory, fondateur et directeur de la Compagnie 111, monte Sans objet.  Aurélien Bory a déjà mis en scène quelques pièces saluées par la critique internationale comme Plan B (2003) ou encore Plus ou moins l’infini (2005) qui initie son travail autour de la présence humaine. Son intérêt pour les sciences, notamment ici pour l’ingénierie mécanique et pour l’espace a contribué à la naissance de cette performance qui lie indéfectiblement l’homme et la machine.

Un bras mécanique extrait d’une ancienne usine automobile Renault est introduit sur la scène et brouille la frontière entre le vivant et le non-vivant, car ce robot industriel s’anime grâce au régisseur qui l’actionne (Tristan Baudoin). La machine humanisée est d’abord seule à fonctionner avant de manipuler deux hommes, deux danseurs, sur le plateau.. En s’accrochant à eux, une interrelation naît entre l’objet agissant et l’objet-acteur. La sculpture sur son piédestal semble s’animer comme une Vénus d’Ille moderne. L’espace scénique qui contient un socle amovible surélevé se métamorphose au rythme des mouvements des danseurs qui ôtent ses différentes parties et s’en servent pour danser avec la machine dans un ballet aérien. C’est un défi lancé à la gravité et à la pesanteur. Toutes frontières préétablies vacillent, entre sujet réifié et objet humanisé.

La technologie manipule-t-elle les corps et les esprits ? C’est à cette question ardue que s’attaque le metteur en scène. Les corps sous nos yeux semblent suivre la machine et à terme, nous sentons nos corps obéir au diktat mécanique. S’accommoder de la technologie devient presque synonyme de régression et non de progrès comme le terme d’ « avancées technologiques  » tend à nous le faire penser. En floutant les repères temporels entre passé de l’obsolescence technologique d’une machine, présence des corps humains et presque futur de la performance, Aurélien Bory matérialise une forme de  » translation « . Le regard naît dans le temps et est transformé sur le long terme par l’expérience collective. L’expérience phénoménologique a lieu dans un « espace-temps d’observation, de condensation de la perception ». La contemplation permet de figer le temps de la représentation une image ou des images des mouvements perpétuels du monde. Ce qui meut enfin la pensée est cette confrontation entre ce qui existe concrètement devant nos yeux, que l’on reconnaît et la beauté ( forma en latin ) de ce qui naît au plateau, dans l’air et dans l’imaginaire. Aurélien Bory explique ainsi :  » Il n’y a rien d’inutile en lui ( le robot ). Révéler la poétique de cet objet, c’est (dé)montrer que la beauté peut se loger partout « . Le spectateur est invité à changer de regard sur un fragment du monde : ce n’est plus un bras mécanique utilitaire, mais un objet « sans objet, sans destination ». C’est bien là une des visées potentielles de l’art, car pour Bory, l’art n’existe que « sans objet « .

La machine est en partie programmée et en partie manipulée en direct : on pourrait parfois croire qu’elle hésite à se mouvoir. La conscience est au centre d’une double dynamique : manipulation de la machine et manipulation de l’homme. À partir de là se crée un jeu de renvoi, d’écart, de suspens, de décalage, impossible en cas de programmation totale du bras mécanique. Régulièrement les corps des acteurs sont en partie dissimulés et c’est souvent le visage qui cède sa place au corps humain ou au corps d’acier. En position verticale, la machine devient la face humaine du corps. Les contours sont indéfinis et les corps déformés. Le vivant est à la charnière entre  » transformation et continuité  » et cette ambivalence conduit le spectacle à la frontière de l’animé et de l’inanimé. La dernière scène joue de nouveau avec la bâche noire de la première scène qui recouvrait la machine et qui est désormais mutilée par les acteurs. La bâche est mise sous pression et ses trous, ses balafres laissent passer des rayons de lumière. Une force de vie paraît informer la matière brute, cette dernière est transpercée et devient corps propre. Cette bâche rappelle d’abord les marées noires et les scandales pétrolifères découlant du développement du marché de l’automobile. Elle est aussi le point de passage entre  » la poubelle et l’éternité « , selon l’expression de Tadeusz Kantor pour qualifier le rôle crucial des objets pauvres dans l’art.

En 2015, Sans objet ( la bâche recouvrant le bras mécanique ) s’est transformé en installation / performance au 104, dans le cadre du festival Nemo. La programmation de la machine crée des plis dans la bâche en plastique, ce qui fait advenir accidentellement des formes, des figures vivantes qui respirent ou étouffent. Bory souhaite montrer une  » naissance de la forme, question originelle, plaisir et mystère de l’art ».

Par Juliette Labreuche
Université Sorbonne Nouvelle – Paris3, L3, 2017