Torti-Alcayaga – L’oeuvre de Sarah Kane : Le théâtre de la défaite

Torti-Alcayaga
L’oeuvre de Sarah Kane : Le théâtre de la défaite
Texte
2001
France

Ce chapitre de l’ouvrage de Torti-Alcayaga a pour but d’analyser le travail de Sarah Kane, d’un point de vue dramaturgique tout en le confrontant à son contexte d’écriture, son époque et son auteure. Elle prend en compte cinq des œuvres : Blasted (Anéantis), Phaedra’s Love (L’amour de Phèdre), Cleansed (Purifiés), Crave (Manque) 4.48 Psychosis (4.48 Psychose).

Sarah Kane est une figure à la fois adulée et contestée de la dramaturgie britannique. Elle monte ses premières pièces au sein de l’institution anglaise, le Royal Court Theatre. Elle est élevée au rang d’icône après son suicide en 1999 et la publication post-mortem de 4.48 Psychosis, terminée quelques semaines auparavant. L’auteure a un style dramaturgique qui lui est propre: une recherche littéraire et artistique toujours en expansion.

La dramaturgie de Sarah Kane est novatrice. Elle tend à trouver la théâtralité dans la poésie et à combiner les deux. Esthétiquement, cette recherche évolue et est portée à son paroxysme dans sa dernière pièce. La forme devient de plus en plus épurée, les pensées se veulent effacées. Kane met en avant une vision du monde objectivisée, contemplative, analytique : une critique presque politique dans une forme esthétique se rapprochant de l’abstrait. Les sujets sont bruts et transgressif et lui ont souvent valu d’être traitée d’adolescente faussement subversive et provocatrice. Pourtant, elle aborde des sujets qui vont bien au delà d’une forme égocentrique ou biographique, mais interrogent réellement le mode par le biais de personnages à la fois familiers et très différents.

Comme le souligne Torti-Alcayaga: « Le théâtre de Sarah Kane brosse un portrait de la défaite de l’homme en tant qu’entité morale et sociale ». Les actions, motivées par leurs désirs, sont montrés par le prisme de l’échec et de la déception. Il n’y a pas d’assouvissement de ces désirs. Il y a seulement des conséquences négatives à ces actions, puisqu’elles sont souvent spontanées et égoïstes, émanant purement d’un désir individuel et non d ‘une réflexion. Elles donnent généralement lieu à une insatisfaction insatiable, attendue et régulière.

Les personnages se trouvent également dans l’impossibilité de mesurer les conséquences de leurs actes et agissent  par pulsions excessives. Cette vison qu’offre Kane de ses propres personnages rend leurs relations impossible. L’amour est univoque, individuel et profondément égoïste. Cette conception marque une opposition avec la manière usuelle de représenter les relations sentimentales, en particulier en littérature et en poésie, ou l’amour est très souvent embellit. Ce sentiment est chez Kane voué à l’échec et est dépeint comme un lieu de destruction.

Ces relations reflètent une vision plus large et pessimiste de la société. Ainsi, dans l’analyse, de Torti-Alcayaga, le théâtre de Sarah Kane se concentre sur la cellule familiale et ses relations internes afin de les mettre en parallèle avec le fonctionnement plus général de la société. C’est un système qui est organisé autour d’un membre dominant, construisant son monde selon sa volonté (Phaedra’s Love), en lien direct avec une vision de la politique où le système se veut au maximum à l’image de celui ou ceux qui le contrôle.

On trouve dans la pièce Phaedra’s Love le principal point d’élaboration de ces relations, de leur développement individuel et leur écho à la construction d’un monde. Dans cette œuvre, les personnages reproduisent à la perfection ce schéma en représentant un monde qui tourne autour d’un être dominant, Hippolyte. La manipulation entre les personnages est également montrée comme une fatalité dans les pièces de Sarah Kane : les relations sont fondées sur ces démarches de contrôle d’autrui, de mensonges, de chantage et de jeu sur les faiblesses des autres.Les personnages sont des « victimes » qui continuent à aimer et à aider leur bourreau. Tori-Alcayaga parle de  « capacité d’empathie disproportionnée de ces personnages » en cohérence avec leurs difficultés relationnelles.

Pour ce qui est de la forme, au fur et à mesure de son œuvre, les personnages de Kane se « dé-font ». Ils deviennent peu à peu des voix, se décomposent, faisant disparaître l’immuabilité du corps. Dans 4.48 Psychosis, des personnages vont aller jusqu’à fusionner pour se trouver rassembler dans une seule et même conscience. Cette forme déstructurée permet de mettre en avant une pensée et une conscience qui va de même. Les longs silences et les formes vides, composées de sons ou de chiffres, relatent la communication impossible entre les personnages. S’il y a encore des dialogues ou des personnages en partie structurés et différenciés dans les premières œuvres, cette difficulté à faire naître un dialogue est elle, déjà bien présente.

Pour Sarah Kane, le monde dans lequel on vit est un « enfer » duquel on ne peut réchapper « qu’en le détruisant ou en le quittant ». La volonté de destruction de soi, allant jusqu’à la volonté de mort, est omniprésente chez les personnages de l’auteure. Même si ces revendications, contrairement à celles d’Edward Bond, ne sont pas considérées comme politiques, elles émanent d’un cri puissant d’expression propre du soi qui vient ouvrir, avec quelques auteurs, une nouvelle voie de l’écriture dramaturgique contemporaine.

Par Anélys Pieto – Le Lay
Université Sorbonne N
ouvelle – Paris3, L3, 2017