Ohad Naharin (Batsheva Dance Company) – Last Work

Ohad Naharin (Batsheva Dance Company)
Last Work
Danse contemporaine
2015

            Décrire un choc esthétique peut paraître compliqué si l’on considère qu’un choc touche à l’émotionnel au premier abord puis, à l’instinct. Un choc esthétique serait donc une stimulation d’ordre sensorielle intense et marquante ayant ému notre perception du beau ou du laid d’où, une certaine difficulté à décrire ce choc de la même manière qu’il est difficile d’expliquer nos jugements du beau et du laid. On pourrait néanmoins définir un choc esthétique (positif) comme une confrontation à une forme esthétique nouvelle qui réunit toutes les caractéristiques sensibles à notre jugement du beau dans une perfection inattendue et harmonieuse. C’est en tout cas d’après cette définition personnelle que j’ai  orienté mon choix. Celui-ci s’est porté sur l’œuvre du chorégraphe israélien Ohad Naharin (ancien directeur de la Batsheva Compagny) et plus particulièrement sur son dernier travail, Last Work, l’unique création qu’il m’ait été donné de voir intégralement.

            C’est après avoir vu le documentaire qui retrace la vie du chorégraphe (Mr Gaga, sur les pas d’Ohad Naharin), que je me suis intéressée à l’œuvre de l’artiste : à ses techniques de travail ainsi qu’aux différents chorégraphes issus de son enseignement.

            Les extraits que j’ai pu voir de ses différents spectacles m’ont provoqué un choc esthétique dans le sens où je n’avais jamais été confrontée à une gestuelle, une manière de bouger, de sublimer la danse et de la théoriser aussi belle et originale. Ohad Naharin permet à ses danseurs d’explorer une danse qui utilise aussi bien le vocabulaire de la danse contemporaine que les bases du classique. La gestuelle est empreinte d’une grande liberté créant une alliance entre une harmonie athlétique et virtuose et une animalité qui se traduit par des mouvements désarticulés, disloqués, violents parfois ou alors d’une fluidité apaisante et poétique. Le chorégraphe s’évertue également à faire apparaître au fil de ses créations des tableaux et des images parlantes représentant le groupe, tantôt dans une tendresse extrême, tantôt animé par une furieuse agitation dans laquelle se retrouve très souvent un sentiment de révolte envers les atrocités de la guerre. Les spectacles de Naharin contiennent toujours une grande part de théâtralité. Bien que la scène soit souvent très épurée ou même totalement nue, il joue beaucoup sur les changements de lumières, la dramaturgie des costumes, la poétique des musiques, et il utilise également beaucoup d’accessoires qui viennent  apporter du sens aux tableaux.

            Si l’on prend l’exemple de Last Work, on retrouve tous les composants qui font de cette œuvre un choc esthétique pour moi. La lumière blanche révèle subtilement un premier danseur au début du spectacle qui va progressivement, dans une lenteur extrême, délier tous les membres de la partie droite de son corps avec une précision et un contrôle donnant une impression d’homme-serpent : celle d’un corps dont on aurait retiré les os et qui forme une figure oscillant entre sensualité et monstruosité. Plus tard, on retrouve l’ensemble des danseurs sur une musique électronique et minimaliste, répétant jusqu’à épuisement une série de mouvements dissociés, frénétiques et saccadés avant de tous se rejoindre en un groupe compact rappelant un bataillon de guerre. En fond de scène, une danseuse en robe bleu court sur un tapis de course (elle court sans arrêt pendant toute la durée du spectacle, une heure vingt). Quelle soit lente ou agitée, en solo, duo ou groupe, contrôlée ou animale, la gestuelle exprime à chaque fois une image, une sensation ou un sentiment sublimé par la musique qui passe sans contrainte d’une berceuse hébraïque empreinte de sonorités arabiques, à de la techno-trap musique des années 2010. Cette musique créé une ambiance de rave party symbolisant la fête et l’agitation de la jeunesse israélienne en transe. De nombreux accessoires et costumes viennent également participer au message de la chorégraphie. En effet, à la moitié du spectacle, quelques danseurs changent de costumes  et revêtent des sortes de longues soutanes noires qui les transforment tantôt en hommes religieux tantôt en bourreaux sadiques en fonction de leur gestuelle.

           Dans ses créations, Naharin se place au-delà des sexes (c’est par exemple pour cela qu’il peut créer un passage de tango sensuel entre deux hommes), en revanche, le message n’est pas exempt d’allusions sexuelles. En effet, on retrouve durant le « passage des soutanes » une scène sensuelle, voire sexuelle, entre un homme en noir et une jeune femme en blanc.

            Plus tard, pendant la scène de la fête, trois homme en fond de scène utiliseront trois accessoires différents: l’un fait tourner une immense crécelle en bois pour créer un fond sonore assourdissant, un autre agite un grande drapeau blanc en signe de paix, un troisième, d’abord de dos, simule la masturbation puis, se tourne progressivement pour nous laisser découvrir qu’il est en réalité en train d’astiquer une arme. Le décalage entre l’agitation festive et le bruit agressif des coups de carabine qui partent et qui immobilisent toute la scène, évoquent une jeunesse désemparée face aux conflits internationaux et à l’impossibilité d’une trêve. Durant le dernier mouvement du spectacle, l’homme qui tenait le drapeau blanc le fait  passer de danseur en danseur (ils sont tous sur la scène) et les attachent les uns aux autres avec un large ruban adhésif. Ils sont tous liés et prisonniers entre eux (même la femme qui court au fond). Cet ensemble d’individus attachés évoque une société entravée dans laquelle la jeunesse peine à faire entendre sa voix et subit de plus en plus les privations de la liberté d’expression. Le motif de la guerre et de la paix restent présents jusqu’aux toutes dernières secondes car, ce même homme termine son mouvement par la don du drapeau blanc à la femme qui court. Peut-être que cela serait la métaphore d’une recherche vaine de réconciliation de la même manière que cette femme court en vain et sans but depuis le début du spectacle.

            Ohad Naharin confie: « Je vis dans un pays qui est gagné par le racisme, la brutalité, l’ignorance, un mauvais usage de la force, le fanatisme. Cela s’exprime dans la façon dont nous avons choisi notre gouvernement (…) Un gouvernement qui ne met pas seulement en danger mon travail d’artiste, mais le fait même d’exister ici, dans ce pays que j’aime tant ».

         En plus d’être un choc esthétique, l’oeuvre d’Ohad Naharin fut également un choc intellectuel par son engagement politique (il a par exemple menacé l’Etat israélien de ne pas faire danser ses artistes pour le jubilé de l’état hébreu car, celui-ci demandait des « tenues décentes » pour les danseurs qui n’étaient qu’en shorts), mais aussi par ses techniques de travail, particulièrement sa technique « Gaga ». N’ayant jamais appréhendé cette technique, j’ai cependant lu plusieurs témoignages et textes sur cette recherche corporelle et personnelle. La technique « Gaga » permet d’explorer et de pousser son corps jusqu’aux limites des mouvements voulus et se base sur la recherche du plaisir dans l’effort physique. Elle permet de comprendre et de ressentir davantage les connexions entre la chair et les os, le sol, les autres et amène à conscientiser les tensions et les mouvements intérieurs du corps afin de nous rendre plus disponibles. Dans cette technique, les miroirs sont interdits afin de permettre un recentrage sur l’écoute de notre corps. Le chorégraphe s’évertue d’apprendre aux danseurs (professionnels comme amateurs) à utiliser les forces de notre corps pour prévenir les blessures ou pour les guérir qu’elles soient corporelles ou mentales. C’est donc également toute cette théorie (que j’explique grossièrement) qui a provoqué un choc intellectuel accompagné du choc esthétique que j’avais ressenti en regardant ses spectacles.

Par Angèle Marchand
Université Sorbonne Nouvelle – Paris3, L3, 2017