Jérôme Bel – Disabled Theater
Jérôme Bel
Disabled Theater
2017
Théâtre
France
L’œuvre obscène fût pour moi dure à choisir. On peut se demander quand apparaît à nos yeux une œuvre obscène : notre passif culturel et nos tabous jouent un rôle capital pour la définir. Par exemple, il y a dans Mount Olympus de Jan Fabre en 2017 une scène assez longue de fist fucking. Ex nihilo, cette scène serait à catégoriser dans l’obscène tant ce qui est présenté sur scène est tabou, violent et sexuel. Cependant, pris dans la représentation de 24h, cette scène paraît remplie de symboles et de poésie violente qui bouleversent sans agresser le spectateur.
L’obscénité c’est l’indécence, c’est selon le Larousse « ce qui blesse ouvertement la pudeur par des représentations d’ordre sexuel ou scatologique ».
Néanmoins, je perçois comme plus obscène un spectacle comme Disabled Theater de Jérôme Bel que dans Mount Olympus (ce dernier tenant tout de même beaucoup plus du sexe et de la scatologie que la pièce de Bel). La différence entre ces deux spectacles est la même que celle entre l’érotisme et la pornographie. Là où l’érotisme suggère, la pornographie montre. Quand l’érotisme s’éloigne de l’obscène par des métaphores et opère une médiation forte entre le réel et le spectateur, la pornographie utilise une médiation fine pour montrer le plus souvent le cru de l’acte sexuel et des détails obscènes.
Crée en 2017 pour le théâtre de la Commune d’Aubervilliers et le théâtre de la Ville, Jérôme Bel a été invité par le théâtre HORA pour travailler avec des acteurs handicapés mentaux, invisible sur les plateaux. Dans Disabled Theater, des acteurs suisse-allemands en situation de handicap vont regarder le public, se présenter, danser, dire ce que leurs proches ont pensé du spectacle et saluer. Expliquer comme cela, Disabled Theater ne paraît absolument pas obscène : il n’y a pas de scènes sexuelles, les acteurs (qu’ils soient handicapés ou pas) ont le droit de se produire sur scène. La question à se poser n’est pas si le fait de présenter sur scène des personnes handicapées est obscène mais, si le handicap dans Disabled Theater est montré de manière digne. C’est sur ce point que le spectacle de Jérôme Bel se perd dans le voyeurisme sale, l’obscénité du réel à tout prix. Un des comédiens dit d’ailleurs que sa mère a trouvé ce spectacle horrible « c’est un freak show ». La pitié et l’amusement qui se dégagent du spectateur et de l’auteur du spectacle répugne. On pourrait répondre qu’il est du choix du comédien d’accepter la demande d’un metteur en scène. Cela est vrai. Seulement, le projet du Disabled Theater promet de montrer le handicap sur scène. On y retrouve une vision classique et non pas émancipatrice de la personne handicapée. Comment éviter de penser l’acteur handicapé comme une bête de foire n’est pas la question que s’est posé Jérôme Bel. La bête de foire est jolie, affectueuse, drôle, doué d’émotions… Le non choix des surtitres n’est pas anodin ; c’est une personne dite « normale » qui nous traduit la parole des acteurs. Les moments chorégraphiques sont des instants d’une grande beauté mais sans cesse commentés par l’interprète comme un monsieur loyal qui clôt les numéros. De plus, cette interprète rappelle sans cesse que rien n’aurait été possible sans Jérôme Bel. Les injonctions comme : « Maintenant, Jérôme leur a demandé de danser, leur a demandé d’applaudir » sont les mêmes qu’un dresseur à son animal.
La chosification d’une catégorie sociale est propre aux classes bourgeoises et dominantes. On peut retrouver cela dans la pensée coloniale (notamment l’Orientalisme avec Edward Saïd) ou encore dans la pensée patriarcale de la société. Le handicapé, exclu par tous, est montré ici avec la même obscénité que lorsque le colon parlait du « bon petit nègre » . On dira des acteurs handicapés « ils ont l’air de s’amuser ; ils sont mignons ; ils sont rigolos… » On infantilise le handicapé mental, l’invisibilisant encore plus derrière ce qu’il semble être. Mais ne nous y trompons pas, c’est un spectacle qui joue à être réel. C’est cela qui provoque la sensation de voyeurisme. Le malaise est présent car, on a le sentiment d’assister à des exercices, une présentation de travaux pas finis et très intimes. On voit une présentation des acteurs et non pas une représentation. Le choix de ne pas faire jouer des acteurs en dit aussi beaucoup sur comment on les perçoit : incapable d’interpréter des personnages, d’être dans une fiction. Disabled Theater … Mais le théâtre est-il forcément handicapé (« disabled ») car, des acteurs sont en situation de handicap ? Montrant l’acteur handicapé comme un enfant capable de jouer que sa propre réalité, Disabled Theater se perd dans une pornographie bourgeoise. Ici, l’utilisation du terme pornographie paraît exagéré et bien loin des images sexuels outrancières que l’on peut voir. Toutefois, la pornographie touche à notre pudeur, montre des images obscènes que l’on ne voit que dans un double phénomène de répulsion et d’excitation. Les acteurs handicapés sont montrés comme des êtres non désirable (répulsion) mais à la fois sensibles et touchants (excitation). Ce qui est obscène, c’est que l’on ne voit plus l’acteur handicapé que sous le spectre d’une attirance malsaine. Le corps et la parole des personnes en situation de handicap deviennent obscènes grâce à des méthodes rappelant le pire des freaks shows. Le théâtre ne s’adressant qu’à une infime partie de la population, on passe ici du freak show de fête foraine au freak show institutionnalisé (tout comme dans Elephant Man où le personnage éponyme est montré d’abord à des ouvriers avant d’être montré, de façon différente mais toujours avec violence, devant le parterre de médecins).
L’obscénité n’est pas que dans le nu. Le corps nu n’est plus autant subversif que dans les années 50. Aujourd’hui, il m’est sans doute moins obscène de voir un poing rentrer dans l’anus d’un acteur pour symboliser la fin d’un des plus grand héros mythologique, que de voir un public s’émerveiller face à une manipulation glauque. Car, ce qui est certainement le plus obscène, c’est le sentiment de bonne conscience qui se dégage de ce spectacle. Quitter son siège avec la sensation d’avoir fait une bonne action sous prétexte que l’on a vu des handicapés sur scènes est médiocre. La vision d’une catégorie opprimée n’est pas un but en soit, c’est la vision que le spectateur a de l’opprimé qui est importante. Après une heure et demie de spectacle, Jérôme Bel essaie de nous faire croire que ce spectacle change la donne pour les acteurs handicapés. Je n’y vois que le contraire.
Par Matthieu Bousquet
Université Sorbonne Nouvelle – Paris3, L3, 2017