Jean Baudrillard – Power Inferno

Jean Baudrillard
Power Inferno[i]
2002
Essai
France

Ce livre est en fait un recueil de trois textes abordant des sujets connexes : «Requiem pour les Twin Towers», «Hypothèses sur le terrorisme» et «La violence du mondial».

  1. Requiem pour les Twin Towers

Le texte s’ouvre sur une question : «Pourquoi, d’abord, les Twin Towers? Pourquoi deux tours jumelles au World Trade Center?» (p. 11). Si, jusque là (les tours jumelles ont été construites en 1973), les constructions architecturales s’étaient livrées à une lutte de hauteur, le paradigme change par la symétrie des deux tours. Si l’on considère l’architecture comme une sorte d’«effigie du système» (p. 11) en place, il y a avec la construction des Twin Towers un passage de la rhétorique de la verticalité à celle du miroir. Les tours deviennent le symbole d’un système ne procédant plus «que du clonage et d’un code génétique immuable » (p. 12).

Baudrillard avance donc l’hypothèse que l’effondrement des tours «préfigure l’aboutissement dramatique de cette forme d’architecture et du système qu’elle incarne. Dans leur pure modélisation informatique, financière, comptable, numérique, elles en étaient le cerveau. En frappant là, les terroristes ont donc touché au centre névralgique du système» (p. 13). Certes, l’activité à l’intérieur des tours faisait de celles-ci un centre important du système. Pourtant, au-delà de ces considérations techniques, c’est le centre architectural (vu comme réalisation physique de l’idéologie du système) qui est attaqué. Comme si la contestation de la violence du mondial (voir troisième texte du recueil) «passe aussi par la destruction de cette architecture » (p. 13).

Baudrillard considère l’effondrement des tours comme «l’événement symbolique majeur» (p. 14), plus que l’attaque des avions. C’est parce qu’elles se sont effondrées, toutes les deux, qu’elles incarnent en quelque sorte l’effondrement du système dont elles étaient l’incarnation. À première vue, on peut penser que c’est la destruction physique des tours qui précède cet effondrement symbolique. Pourtant, Baudrillard avance l’idée contraire : «c’est l’agression symbolique qui a entraîné leur effondrement physique […] Comme si cette puissance arrogante cédait brusquement sous l’effet d’un effort trop intense : celui de vouloir être l’unique modèle du monde» (p. 15). Ce serait ainsi le système lui-même qui «entrait dans le jeu de la propre liquidation, et donc dans le jeu du terrorisme. On a dit : Dieu même ne peut se déclarer la guerre. Eh bien si : l’Occident, en position de Dieu, de toute-puissance divine et de légitimité morale absolue, devient suicidaire et se déclare la guerre à lui-même» (p. 16).

Baudrillard continue en adressant la question de ce que l’on devrait construire à la place des Twin Towers. Question qui, selon-lui, n’a pas vraiment d’importance, car on ne pourrait rien créer d’autre qui vaille vraiment la peine d’être détruit, alors que les Twin Towers en valaient vraiment la peine. Même disparues, les tours «nous ont laissé le symbole de leur disparition, le symbole de la disparition possible de cette toute-puissance qu’elles incarnaient» (p. 18). Les deux tours ne sont pas anéanties, elles continuent d’exister dans leur absence. «Par la grâce du terrorisme, elles sont devenues le plus bel édifice mondial – ce qu’elles n’étaient certes pas du temps de leur existence. Quoi qu’on pense de leur qualité esthétique, les Twin Towers étaient une performance absolue, et leur destruction elle-même est une performance absolue» (p. 18).

Pourtant, Baudrillard refuse l’affirmation de Stockhausen selon laquelle le 11 septembre serait la plus grande œuvre d’art. Selon l’auteur, l’événement obtient sa force dans le fait qu’il est au-delà de l’esthétique, au-delà de la morale ou de la politique : «l’événement est stupéfiant en soi, au-delà de tout commentaire. Il est irreprésentable, parce qu’il absorbe en lui toute l’imagination et qu’il n’a pas de sens» (p. 19). En cherchant à donner du sens à l’événement, on le nie, en quelque sorte. «Car ce qui fait événement procède d’une dissociation des effets et des causes, d’une précession des effets et d’un tel dépassement de la causalité qu’il semble en effacer le principe (sans doute rien n’a-t-il vraiment lieu que ce qui n’a pas de raison suffisante d’avoir lieu)» (p. 22).

  1. Hypothèses sur le terrorisme

Comme le titre l’indique, Baudrillard s’attarde dans ce texte à commenter/réfuter certaines hypothèses ayant été formulées après le 11 septembre.

D’abord, il rejette d’emblée l’hypothèse selon laquelle l’effondrement des Twin Towers ne serait qu’un accident sur le parcours irréversible de la mondialisation. Selon lui, cette hypothèse rend l’événement insignifiant, niant presque son existence «selon l’idée que le Mal n’est qu’illusion ou péripétie accidentelle dans la trajectoire du bien» (p. 30). À cette hypothèse, il confronte l’idée radicale selon laquelle l’événement ne peut être «échangé» contre n’importe quel discours, idée qui maximise le caractère événementiel de l’attaque terroriste.

Baudrillard commente l’idée de Arundhati Roy (auteure et activiste indienne) selon laquelle le terrorisme serait «le jumeau diabolique du système » (p. 31) et que ses agressions ne feraient, finalement, que consolider l’ordre mondial en place. Selon Baudrillard, c’est là considérer le terrorisme comme une réponse objective, une conséquence géopolitique à la puissance du système. Plutôt, il fait l’hypothèse exactement inverse d’une «complicité interne, profonde, de cette puissance avec celle qui se dresse contre elle de l’extérieur – d’une instabilité et d’une défaillance internes qui vont en quelque sorte à la rencontre de la déstabilisation violente de l’acte terroriste» (p. 32-33).

Selon cette hypothèse, le sens du terrorisme n’est pas politique, ni même idéologique. Il s’agit ici plutôt d’un don symbolique, celui de la mort, «qui devient une arme absolue (les tours semblent l’avoir compris, puisqu’elles y ont répondu par leur propre effondrement)» (p. 35). L’hypothèse de Baudrillard est alors que le terrorisme n’a, au fond, pas de sens, pas d’objectif et que c’est justement «parce qu’il n’a pas de sens qu’il fait événement dans un monde de plus en plus saturé de sens et d’efficacité» (p. 35). C’est l’hypothèse «qui pense le terrorisme au-delà de sa violence spectaculaire, au-delà de l’Islam et de l’Amérique, comme l’émergence d’un antagonisme radical au cœur même du processus de mondialisation, d’une force irréductible à cette réalisation intégrale, technique et mentale, du monde, à cette évolution inexorable vers un ordre mondial achevé» (p. 36). Baudrillard avance donc l’idée que le terrorisme est une sorte de cristallisation de la terreur déjà présente dans le système, «dans la violence institutionnelle, mentale et physique […] Il parachève l’orgie de puissance, de libération, de flux, de calcul, dont les Twin Towers étaient l’incarnation, tout en étant la déconstruction violente de cette forme extrême d’efficience et d’hégémonie» (p. 37).

Selon Baudrillard, l’Amérique, se considérant comme le Bien absolu, ne peut vraiment s’imaginer l’existence du Mal. L’Amérique est incapable de reconnaître la possibilité d’une altérité radicale, d’une «irréconciliable étrangeté» (p. 41) dans l’Autre. C’est pourquoi elle peut maintenant se complaire dans sa propre compassion «comme passion nationale d’un peuple qui se veut seul avec Dieu et préfère se voir frappé par Dieu que par quelque puissance maléfique» (p. 38). Arrogance aussi d’un peuple enfin devenu victime, ayant subi l’attaque symbolique, «enfin blessé au cœur et libre […] d’exercer sa puissance en toute bonne conscience» (p. 40). Par sa réponse aux attaques, l’Amérique refuse de considérer que les fanatiques puissent avoir agi en toute liberté, «sans être du tout aveugles, inconscients ou manipulés. Car nous avons le monopole de l’évaluation du Bien et du Mal – sous-entendu : le seul choix libre et responsable ne peut qu’être conforme à notre loi morale» (p. 45). La morale humaniste ayant sacralisé la liberté et la vie comme  enjeux symboliques suprêmes, l’Amérique ne peut concevoir que l’Autre n’y voit puisse établir d’autres priorités.

Cette situation inverse, selon Baudrillard, la relation maître-esclave. «Maître jadis était celui qui était exposé à la mort et pouvait la mettre en jeu. Esclave celui qui, privé de mort et de destin, était voué à la survie et au travail. Qu’en est-il aujourd’hui? Nous, les puissants désormais à l’abri de la mort et surprotégés de toutes parts, occupons exactement la position de l’esclave, tandis que ceux qui disposent de leur mort et n’ont pas comme nous la survie pour enjeu exclusif – ce sont eux aujourd’hui qui occupent symboliquement la position de maître.» (p. 48).

Baudrillard émet ensuite l’hypothèse (notamment soutenue par Caroline Heinrich, philosophe allemande) qui met en doute la teneur symbolique des attentats. En effet, dans un monde construit sur la logique de la simulation (Heinrich est considérée par plusieurs comme «post-baudrillardienne»), à quoi les terroristes s’attaquent-t-ils vraiment? Les tours ne sont-elles pas qu’un simple simulacre? En les attaquant, les terroristes attaquent-ils vraiment la vérité? Heinrich avance l’hypothèse que les terroristes réintroduisent dans la société occidentale de «nouvelles valeurs venues du fond des âges» (p. 49). Heinrich continue en affirmant que les terroristes sont eux-mêmes en pleine simulation, que leurs attentats sont, au fond, calqués sur des modèles spectaculaires de type hollywoodiens. «Comment peut-on alors, en jouant le même jeu que [le système], prétendre en renverser les finalités?» (p. 51).

Baudrillard répond à ces affirmations en avançant l’idée que la puissance de l’acte terroriste ne tient pas dans le discours religieux ou fondamentaliste tenu par les organisations terroristes, dont l’objectif avoué est de contester le système «au nom d’une vérité supérieure» (p. 51). Selon Baudrillard, «les terroristes attentent à un système de réalité intégrale par un acte qui n’a, dans son moment même, ni sens ni référence véritables dans un autre monde. Il s’agit tout simplement de ruiner le système – lui-même indifférent à ses propres valeurs – selon ses propres armes. Plus encore que ses armes technologiques, ce qu’ils s’approprient d’essentiel et dont ils font une arme décisive, c’est ce non-sens et cette indifférence qui sont au cœur du système» (p. 52). L’enjeu est celui du réel.  

L’hypothèse d’un complot interne (CIA, extrême droite…) ayant orchestré les attentats conforte, selon Baudrillard, certains dans l’impossibilité d’une existence de l’Autre. «Même si l’aveu de sa propre défaillance est grave, il est encore préférable à l’aveu de la puissance de l’autre» (p. 56). C’est encore ici la question de la réalité qui est mise en jeu par ces théories. C’est le caractère négationniste de celles-ci qui, selon Baudrillard, a choqué l’opinion publique, et non l’affirmation d’une possible culpabilité américaine. «La dénégation de la réalité est en soi terroriste. Tout vaut mieux que de la contester en tant que telle» (p. 58). D’où l’empressement de tous à descendre cette théorie du complot, afin de «sauvegarder à tout prix une réalité sous perfusion. Car si, contre le terrorisme et l’insécurité physique, on peut dresser tout un appareil de répression et de dissuasion, rien ne nous protégera de cette insécurité mentale» (p. 59).

  1. La violence du mondial

Baudrillard ouvre le dernier texte du recueil sur une affirmation : «Le terrorisme actuel n’est pas le descendant d’une histoire traditionnelle de l’anarchie, du nihilisme et du fanatisme. Il est contemporain de la mondialisation» (p. 65). Mondialisation qui, selon Baudrillard, met en jeu l’universel, le mondial et le singulier. D’entrée de jeu, il casse le lien ailleurs accepté entre les termes mondial et universel : «l’universalité est celle des droits de l’homme, des libertés, de la culture, de la démocratie. La mondialisation, c’est celle des techniques, du marché, du tourisme, de l’information» (p. 65).

En ce sens, la mondialisation serait un processus irréversible, alors que l’universel tendrait à disparaître. L’Occident aurait, en tendant vers l’universalisation de ses valeurs, contribué à leur «dilution vers le degré zéro de la valeur» (p. 66). Dans le contexte de la mondialisation, les valeurs occidentales transitent comme n’importe quelle marchandise, de sorte que l’universel se voit mondialisé. Cette mondialisation de l’universel contribue à sa perte, «car la mondialisation triomphante fait table rase de toutes les différences et de toutes les valeurs, inaugurant une culture (ou une inculture) parfaitement indifférente. Il ne reste plus, une fois l’universel disparu, que la techno-structure mondiale toute-puissante face aux singularités redevenues sauvages et livrées à elles-mêmes.» (p. 69).

«Car l’universel était une Idée. Lorsqu’elle se réalise dans le mondial, elle se suicide comme Idée, comme fin idéale. L’humain devenu seule instance de référence, l’humanité immanente à elle-même ayant occupé la place vide du Dieu mort, l’humain règne désormais, mais il n’a plus de raison finale. N’ayant plus d’ennemi, il le génère de l’intérieur, et sécrète toutes sortes de métastases humaines» (p. 71). Baudrillard place donc dans cette mondialisation de l’universel l’origine de la violence du mondial : violence du système »qui traque toute forme de négativité, de singularité» (p. 71). Un système qui vise à l’homogénéisation complète.

Pourtant, Baudrillard ne considère pas ce processus comme achevé, et c’est dans la contestation virulente de cette mondialisation que se forme les ennemis d’aujourd’hui. «Tout ce qui fait événement aujourd’hui le fait contre cette universalité abstraite» (p. 73). Ce qui peut aujourd’hui faire échec au système, ce n’est pas une opposition politique ou sociale à ce processus de mondialisation. Ce sont plutôt des singularités, qui «ne sont pas une contre-pensée unique» mais qui «inventent leur jeu et leurs propres règles du jeu» (p. 74). C’est, encore ici (pour rappeler le texte précédent), la question d’une altérité, d’un Autre jugé impossible par le système. Le système cherche à «normaliser la sauvagerie, à frapper d’alignement tous les territoires» (p. 76), notamment par les guerres.

«Pour un tel système, toute forme réfractaire est virtuellement terroriste» (p. 77). En ce sens, Baudrillard introduit l’hypothèse selon laquelle ce n’est pas tant dans une volonté politique ou idéologique que se situe l’acte terroriste, mais dans le trouble que l’événement pose dans le processus de la mondialisation. Ainsi, il avance l’idée que même les catastrophes naturelles ou les accidents techniques (Tchernobyl, Bhopal…) pourraient être considérés comme des actes terroristes. «N’importe quel crash aérien accidentel peut être revendiqué par une groupe terroriste. La caractéristique des événements irrationnels est de pouvoir être imputée à n’importe qui ou à n’importe quoi. À la  limite, tout pour l’imagination peut être d’origine criminelle, même une vague de froid ou un tremblement de terre» (p. 77). C’est l’effet de déstabilisation du système se voulant infaillible qui devient terroriste.

Selon Baudrillard, la haine du monde envers l’Occident «n’est pas la haine de ceux à qui on a tout pris et auxquels on n’a rien rendu, c’est celle de ceux à qui on a tout donné sans qu’ils puissent le rendre. Ce n’est donc pas la haine de la dépossession et de l’exploitation, c’est celle de l’humiliation.» C’est de cette façon que viennent frapper, selon l’auteur, les terroristes du 11 septembre : en répondant à l’humiliation par l’humiliation. La puissance mondiale «a été humiliée par le 11 septembre parce que les terroristes lui ont infligé là quelque chose qu’elle ne peut pas rendre» (p. 79). Et toutes les tentatives de vengeance ou de représailles ne font que confirmer l’impossibilité pour l’Occident de répondre à la «défaite symbolique» (p. 79).

En substituant à Dieu les valeurs universelles, l’Occident, se considérant lui-même comme Bien absolu, a déstabilisé l’équilibre symbolique. Alors que dans une conception traditionnelle du monde, l’homme répondait de la dette symbolique envers Dieu par la mort, il est aujourd’hui dans l’impossibilité de restituer sa dette. «Nous sommes ainsi dans la situation implacable de recevoir, toujours recevoir, non plus de Dieu ou de la nature, mais de par un dispositif technique d’échange généralisé et de gratification générale. […] Tout cela peut fonctionner longtemps grâce à l’inscription dans l’échange et dans l’ordre économique mais, à un moment donné, la règle fondamentale l’emporte, et à ce transfert positif répond inévitablement un contre-transfert négatif, une abréaction violente à cette vie captive, à cette existence protégée, à cette saturation de l’existence» (p. 81). Baudrillard décrit deux formes de ce contre-transfert : d’abord celle d’une violence ouverte, du terrorisme, mais aussi celle du «déni impuissant» (p. 82).

La fascination exercée par le terrorisme résiderait alors dans le fait qu’il n’est qu’une autre matérialisation de notre propre violence par rapport au système, qu’une image forte de notre désespoir d’humiliés. D’où l’absurdité de «l’extirper comme un mal objectif […] puisque, tel qu’il est, dans son absurdité et son non-sens, il est le verdict et la condamnation que cette société porte sur elle-même.» (p. 83).

[i] Baudrillard, Jean. 2002. Power Inferno : Requiem pour les Twin Towers, Hypothèses sur le terrorisme, La violence du mondial. Coll. «L’espace critique». Paris : Galilée, 83 p.