Christiane Jatahy – WHAT IF THEY WENT TO MOSCOW ?
Christiane Jatahy
WHAT IF THEY WENT TO MOSCOW ?
Théâtre
2015
France
What if they went to Mocow ? est une adaptation libre des Trois soeurs de Tchekhov par la metteuse en scène brésilienne Christiane Jatahy. L’expérience de ce spectacle est double : on assiste d’abord à un film tourné et monté en direct puis à la pièce, ou l’inverse. Au-delà des problématiques évoquées par la pièce et son adaptation, se trouvent des problématiques de mise en scène du regard du spectateur.
Assister à ce spectacle c’est faire l’expérience de chocs à différents niveaux : le choc face à la violence et à la nudité dans le jeu, le choc face au bris du quatrième mur et le choc face au questionnement sur le regard et son rôle dans l’expérience d’un spectacle.
Le sujet de la pièce interpelle toujours : trois sœurs qui idéalisent Moscou et s’imaginent que s’installer là-bas leur permettrait de vivre une nouvelle vie. Mais elles n’arrivent jamais à faire ce premier pas. Christiane Jatahy imagine Moscou comme une utopie, comme la métaphore d’une nouvelle naissance. La question au centre de ce spectacle est : est-il possible de changer ? La mise en scène propose plusieurs réponses à cette question.
Le changement est une épreuve violente. Chaque sœur incarne une étape différente de la vie et chacune aspire à différents changements selon leurs rêves et désirs. Ainsi chaque sœur passe par une désillusion violente : Irina se déshabille et se plonge dans l’eau, comme si elle cherchait à se noyer, à figer son innocence. Olga s’immerge elle aussi, mais toute habillée. La plus grande violence vient de Maria, partagée entre l’espoir que ses rêves se réalisent et les désillusions qu’elle a déjà connues. On assiste à une scène d’amour entre elle et son amant. Il la quitte et elle se masturbe, de plus en plus fort jusqu’à se frapper. De plus, le spectateur fait par deux fois l’expérience de cette violence à travers les deux médiations : théâtre et cinéma. Le choc naît à la fois de la nature de l’acte et de la manière dont on y est exposé.
La représentation cinématographique permet de plonger le spectateur dans le drame tchekhovien à l’aide de plans serrés, de gros plans où le personnage met son cœur à nu et exprime ses rêves et ses angoisses. Le spectateur est saisi par l’intensité de l’intrigue. La représentation théâtrale, quant à elle, permet de déployer l’exaltation des trois sœurs dans leur cri « À Moscou, À Moscou ! » et dans leur manière de s’encourager mutuellement dans leur fantasme de changement.
Tout est mis en œuvre pour impliquer le spectateur sur ce qu’il est en train de voir, et cela inclus bousculer ses habitudes en brisant le quatrième mur. Ainsi, les spectateurs participent au dîner d’anniversaire d’Irina : les actrices leur servent gâteau, champagne, vin et petits fours puis les invitent à danser sur scène. Dans la salle où est projeté le film, on se retrouve à certains moments face à l’image du gradin des spectateurs qui assistent à la représentation théâtrale dans une autre salle. A la fin de la pièce, une actrice dit « Est-ce un film, est-ce une pièce de théâtre ? Peut-être que c’est les deux à la fois, et en même temps ». Puis les comédiennes semblent traverser l’écran et changent de salle pour s’adresser en chair et en os aux spectateurs du film. En brisant les conventions théâtrales et cinématographiques, Christiane Jatahy provoque autant de chocs qui ébranlent le spectateur et le poussent à réfléchir autant à la fable qu’aux conditions de sa représentation.
Lorsque le spectateur assiste à la deuxième représentation, il n’est plus spectateur de la fable, mais il est spectateur de questions de représentations. Il est à la fois spectateur de la deuxième et de la première représentation puisque certaines scènes ne sont visibles que dans l’un ou l’autre des deux médiums. Le spectacle ne peut ainsi se construire qu’en conjuguant deux regards : celui de la caméra et celui du spectateur de théâtre. Les deux formes existent en même temps, à la fois matériellement, dans les deux salles, et dans l’esprit du spectateur qui les juxtapose afin d’avoir une image complète de la représentation.
Cette œuvre lie dans sa mise en scène de nombreuses formes de chocs qui sont révélateurs d’autant de problématiques qui sous-tendent le spectacle. Il s’agit de mettre en branle la réflexion du spectateur pour lui permettre de comprendre la pièce.
Par Salomé Blaise-Deraime
Université Sorbonne Nouvelle – Paris3, L3, 2017