Andy Gaukel et Myriame Larose – Schweinehund

Andy Gaukel et Myriame Larose
Schweinehund
Marionnettes / Angèle Marchand
2011
États-Unis / Québec

Schweinehund est un spectacle de marionnettes que j’ai pu voir au Festival International des Arts de la Marionnettes à Charleville-Mézières en 2015. Cette création s’inspire d’une histoire vraie, celle de Pierre Seel, un homme déporté dans un camp de concentration pour homosexualité en 1941 durant la Seconde Guerre mondiale. Il est une des rares personnes homosexuelles à avoir témoigné à visage découvert sur les atrocités qu’il a vécue dans ce camp. En effet, après la Libération, les personnes homosexuelles qui ont été déportées souffrent d’un silence complet sur leur cas durant la guerre et d’une intolérance de la part de l’opinion publique.

Pierre Seel a dix-sept ans lorsqu’il est arrêté par la Gestapo. Pendant deux semaines, il se fait torturer et violer par des soldats SS puis il est envoyé dans un camp de redressement nazi. En moins d’un an de camp de concentration, il subit des tortures et assiste à des mises à mort qui le traumatisent pour le reste de sa vie. En 1941, il est libéré, mais est obligé d’incorporer l’armée allemande. Après la guerre, il doit doublement se taire, car à l’époque, l’intolérance envers les homosexuels et les « malgré-nous » empêche toute forme de témoignages qui garantirait un rejet immédiat et définitif de la société. Il garde le silence durant quarante ans avant de témoigner dans une lettre ouverte sur le traitement des homosexuels déportés. Il est un des moteurs du militantisme pour la reconnaissance de la déportation homosexuelle qui  sera évoqué pour la première fois dans un discours politique français en 2001 par le premier ministre Lionel Jospin. On comprend donc l’importance de ce témoignage. La question de la déportation homosexuelle étant très délicate, elle n’a été étudiée et reconnue que très tardivement et divise encore les historiens dont une part nie complètement l’arrestation systématique des homosexuels durant la guerre.  Ceux-ci relèguent cette partie de l’Histoire au statut de « légende ». On peut confronter à cette théorie une citation d’un des discours de Himmler (grand chef nazi) en 1940, dans lequel il déclare:« II faut abattre cette peste par la mort » (en parlant de l’homosexualité).

Le spectacle Schweinehund (qui signifie « chien de porc » et qui est l’insulte que dit l’officiel SS à Pierre Seel avant de l’envoyer au camp) participe donc au travail de mémoire sur cette partie de l’histoire de la déportation. Ce travail est le fruit d’une collaboration entre Andy Gaukel et Myriame Larose, respectivement un acteur et marionnettiste américain et une marionnettiste québécoise. Ils utilisent deux techniques : l’une propre aux arts de la marionnette qui est la marionnette sur table, et l’autre propre à l’animation, le stop-motion. La marionnette de table est une catégorie qui utilise souvent des pantins à tiges ou bien, comme c’est le cas avec Schweinehund, des marionnettes à manipulation directe (c’est-à-dire sans l’intermédiaire d’un dispositif externe comme les tiges ou les fils). Ici, la manipulation se fait sur une table à mi- hauteur. Les manipulateurs sont dans l’ombre derrière la table, seules leurs mains sont donc à vues.

Le stop-motion est une technique d’animation qui consiste à prendre successivement des photos d’un objet ou d’une image que l’on déplace pour donner l’illusion du mouvement. Cela se rapproche du dessin animé. Les images sont projetées sur un écran légèrement opaque qui permet de se faire côtoyer les images, les marionnettes et les mains.

Les deux techniques se répondent, mais semblent porter respectivement deux problématiques de la pièce par leur esthétique très différentes. Le stop-motion évoque très souvent l’amour et la poésie en représentant des passages de tendresse entre cet homme et ses amours souvent représentés par des oiseaux (images de liberté, de légèreté, mais aussi de passage vers la mort). Les passages en stop-motion sont souvent très colorés et sont très présents avant la déportation, il parlent ainsi de la jeunesse, de l’innocence et des premiers amours, ou bien après la déportation, ils évoquent alors le souvenir, la reconstruction et la résilience.

Les marionnettes quant à elles, se chargent de la partie plus sombre de l’histoire. Une esthétique très morbide s’en dégage: les membres sont squelettiques, recouverts de guenilles rayées surmontées d’un triangle rose (celles portées dans les camps avec la distinction des homosexuels), les visages sont blancs et livides, privés de toute expression particulière, ils semblent déshumanisés. La manipulation directe amène un aspect très réaliste aux mouvements des marionnettes. En effet, comme celles-ci sont articulées, les manipulateurs peuvent à leur gré faire bouger n’importe quelle partie du corps créant ainsi des gestuelles très précises et anthropomorphiques. Le léger tremblement de cette manipulation sans intermédiaire apporte également une fragilité et une instabilité qui nourrissent le propos. La marionnette est constamment sujette à la peur et à l’humiliation: elle subit régulièrement les assauts des mains nues de l’autre manipulateur qui personnifient une menace supérieure, les nazis. Lors de ces confrontations entre marionnettes et mains nues, la représentation de l’horreur par des images métaphoriques stimule l’imagination du spectateur. Cette force de figuration ajoutée à tout un ensemble de ressorts théâtraux (un silence ou un bourdonnement musical très oppressant (il n’y a aucun texte), une lumière basse pesante et menaçante) parvient à créer chez les spectateurs cette idée de violence et de morbidité extrême. Le décalage entre les arts de la marionnette (dans la pensée collective, une forme réservée aux enfants) et ce propos très sombre évoquant la mort, l’intolérance, l’injustice, le désespoir et la torture, entraîne aussi une charge de violence pour le public. Cette intensité est pour moi fulgurante et insoutenable (malgré l’absence de vraies images, de sang, de cris, de photos, etc.), mais indispensable afin de faire parvenir la mémoire de ces personnes dont l’existence est souvent oubliée.

Une scène du spectacle illustre parfaitement cette violence et constitue l’apogée de la représentation des horreurs des camps à mon sens. Ce passage confronte les deux techniques énoncées plus haut et s’inspire d’une partie du témoignage de Pierre Seel que l’on peut trouver dans son autobiographie,Moi, Pierre Seel, déporté homosexuel:

« Un jour, les haut-parleurs nous convoquèrent séance tenante sur la place de l’appel. (…) Il s’agissait en fait d’une épreuve autrement plus pénible, d’une condamnation à mort. Au centre du carré que nous formions, on amena, encadré par deux SS, un jeune homme. Horrifié, je reconnus Jo, mon tendre ami de dix-huit ans. (…) Puis les haut-parleurs diffusèrent une bruyante musique classique tandis que les SS le mettaient à nu. Puis ils lui enfoncèrent violemment sur la tête un seau en fer blanc. Ils lâchèrent sur lui les féroces chiens de garde du camp, des bergers allemands qui le mordirent d’abord au bas-ventre et aux cuisses avant de le dévorer sous nos yeux. Ses hurlements de douleur étaient amplifiés et distordus par le seau sous lequel sa tête demeurait prise. Raide et chancelant, les yeux écarquillés par tant d’horreur, des larmes coulant sur mes joues, je priai ardemment pour qu’il perde très vite connaissance. (…) Depuis, il m’arrive encore souvent de me réveiller la nuit en hurlant. Depuis plus de cinquante ans, cette scène repasse inlassablement devant mes yeux. Je n’oublierai jamais cet assassinat barbare de mon amour. Sous mes yeux, sous nos yeux. Car nous fûmes des centaines à être témoins. Pourquoi tous se taisaient-ils aujourd’hui ? Sont- ils donc tous morts ? (…) Mais je pense que certains préfèrent se taire pour toujours, redoutant de réveiller d’atroces souvenirs comme celui-ci parmi tant d’autres. Quant à moi, après des dizaines d’années de silence, j’ai décidé de parler, de témoigner, d’accuser ».

Dans cette scène, une autre marionnette représente cet homme humilié et dévoré par les chiens qui sont eux représenté par les images en stop-motion. La marionnette s’écroule à côté de celle de Pierre Seel qui pleure son ami. Ce sont d’autres marionnettes inertes qui viennent ensuite se déposer et s’empiler sur le cadavre de l’homme créant ainsi l’image très violente d’une montagne  de corps/marionnettes doublement inanimé. La puissance de ces images parvient à nous faire réaliser l’horreur de ces actions indicibles autrement, mais tout aussi fortement que des corps humains, des images d’archives, des témoignages audio, etc.

Par Angèle Marchand
Université Sorbonne Nouvelle – Paris3, L3, 2017