Marie-Thérèse – Vie d’une prostituée

Marie-Thérèse
Vie d’une prostituée
1948
Littérature
France

Vie d’une prostituée est un ouvrage à mi-chemin entre l’autobiographie et le document historique. Il s’agit d’un texte insolite qui paraît en 1947 et 1948 dans la revue de Jean-Paul Sartre Les Temps Modernes. Ce témoignage anonyme fut plusieurs fois condamné et la version initialement donnée du texte était épurée par rapport au manuscrit original car, débarrassée de ses maladresses, voire obscénités langagières, et censurée en partie pour éviter une trop grande polémique. Quelques mois après la dernière publication dans la revue, une édition anonyme voit le jour accompagnée d’une courte préface explicative précédant un manuscrit restauré dans son intégralité et sa forme originelle. Simone de Beauvoir fût soupçonnée d’en être l’auteure mais, elle affirma qu’elle était bien incapable de « produire cet étonnant morceau de littérature brute. » Il sera plus tard démontré que l’auteure, une certaine Marie-Thérèse, livre en réalité dans ses écrits, un témoignage en grande partie autobiographique de l’existence d’une prostituée pendant les années de guerre, qui relate sans pudeur les aléas du plus vieux métier du monde. Tous les détails de la vie dans les maisons closes ou sur le trottoir, ainsi que des relations avec certains clients, sont relatés avec une plume dénuée de jugement morale et cependant très amusée quant aux mœurs parfois marginales de ces milieux. D’un point de vue historique, la description du Paris et du Berlin interlopes de la Seconde Guerre mondiale vus par le biais d’une prostituée, d’une marginale, donne un prisme d’étude rare et étonnant sur ces événements.

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Extrait de Vie d’une prostituée, Marie-Thérèse (1948) in Écrire le désir, anthologie de Julia Bracher

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Cet extrait est un des rares auxquels j’ai eu accès sans acquérir l’œuvre intégrale. N’ayant pas connaissance de l’œuvre dans son intégralité je tenais à présenter cet extrait qui présente à mon sens de nombreux caractéristiques qui en font un « texte choc. » Havelock Ellis (physicien et écrivains anglais ayant étudié l’homme par le prisme de sa sexualité), disait que « Les adultes ont besoin de littérature érotique comme les enfants de contes de fées » . Cette formulation ambiguë signifie selon Ellis, que l’érotisme serait une part de rêve, des rêves qui à l’instar des fables, nourrissent autant le désir que le cauchemar, autant les délices que les supplices. L’érotisme pourrait se situer entre les fantasmes et la peur. Or, la frontière entre érotisme et pornographie n’a jamais été véritablement définie et tient davantage d’une subjectivité morale que de critères absolus. Dans le cadre de l’extrait présenté, on retrouve cette idée d’attirance et de répulsion qui font choc et brouillent les limites entre érotisme et pornographie déviante. Par ailleurs, si l’on replace ce texte dans le contexte de son époque, l’écriture est si peu marquée par la pudeur caractéristique des années 40, et la bienséance imposée, que le texte s’il avait été diffusé à plus important tirage, aurait fait l’effet d’un cataclysme. Alors que l’auteure précise au début de l’extrait, la prohibition catégorique des « boîtes de tantes » à Berlin, celle-ci prend la liberté de décrire quelques lignes plus loin, la passe homosexuelle à laquelle elle assiste et qui l’excite hautement selon ses propres dires. Le niveau de langage adopté est familier et possède plusieurs caractéristiques de l’oralité comme la récurrence du « on » en place du « nous » ou encore, l’utilisation d’expressions telles que « se mettre à poil » ou  « être en pétard » qui témoignent de l’aisance de l’auteur à compter des événements tels qu’elle les perçoit, sans s’embarrasser du souci de convenances littéraires.

Le récit fait choc par le ton naturel employé dans le cadre d’une description voyeuriste d’un acte homosexuel. L’auteure est entièrement décomplexée, habituée aux aléas d’un milieu qui choque le lectorat par des mœurs peu conventionnelles. Cette habitude, cette absence d’étonnement de la part de la principale protagoniste, se ressent dans le ton froid de la description exhaustive d’une fellation violente. Le discours est observateur et adopte une précision quasiment médicale. Si le lecteur peut être choqué par la sémantique même de l’extrait, ce qui frappe en second lieu c’est le désintérêt et l’absence de jugement de l’auteure.

Le potentiel choquant du texte atteint son paroxysme dans la seconde moitié de l’extrait où la jeune femme se laisse aller à des rêveries zoophiles, inspirées par de véritables histoires contées par son entourage voire, vécues par elle-même. Encore aujourd’hui, dans une société occidentale du XXIème siècle, ce passage nous interpelle car la pratique de la zoophilie est proscrite et peu commune à notre morale habituelle. Or l’auteure, prostituée des années 40, semble par son vécu avoir aboli les limites morales d’une conscience collective et ne pose sur son environnement qu’un regard qui détaille une succession de faits sans prendre la peine de les juger. C’est précisément cette sincérité face à l’indicible qui fait choc en opposition à la configuration morale des majorités d’hier et d’aujourd’hui.

Par Anna Longvixay
Université Sorbonne Nouvelle – Paris3, L3, 2017