Kai Hermann et Horst Rieck – Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée…

Kai Hermann et Horst Rieck
Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée…
Littérature
1978
Allemagne

Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée… est une biographie qui a vu le jour dans des conditions particulières. Elle a été rédigée par deux journalistes allemands, Kai Hermann (Die Zeit, Der Spiegel) et Horst Rieck (Stern, Die Zeit) qui durant leur carrière se sont intéressés aux problèmes sociaux et surtout ceux de la jeunesse. Kai Hermann ayant d’ailleurs déjà publié un ouvrage sur le sujet: la Révolte des étudiants. C’est dans un tribunal au début de l’année 1978 que ces deux hommes rencontrent pour la première fois Christiane Felscherinow (alias Christiane F.) qui sortait d’un procès où elle était témoin. Menant une enquête sur les jeunes SDF à Berlin, ils décident de l’interroger. Ils se passionnent alors pour l’histoire tragique de cette adolescente qu’ils vont questionner durant plus de deux mois, à raison de cinq jours par semaine. Suite à cette rencontre et toute la matière qu’elle a produite, ils prennent la décision de transformer ce qui devait à la base être un article en roman.

Cette œuvre réunit donc, à la manière d’une autobiographie, les témoignages de la jeune fille et alterne avec ceux de ses proches comme sa mère ou encore le pasteur, un travailleur social en charge de « La Maison du milieu » (endroit de réunion pour les jeunes de son quartier transformé en squat pour jeunes drogués). Une véritable dimension documentaire se dégage de ce livre par son authenticité et l’immersion complète dans la vie de cette jeune fille, de ses six ans à ses quinze ans. En prenant cet angle plus personnel, l’œuvre dépeint le désenchantement et l’ennui de la jeunesse berlinoise, les problèmes sociaux des classes moyennes, l’inefficacité et le dépassement des services sociaux et médicaux et met en lumière les problèmes de drogue qui sévissent alors dans la capitale.

Ce qui m’a sans doute le plus choqué en lisant ce texte, c’est la véracité du propos. Je pense qu’une forme de choc possible réside dans le fait d’être mis en face d’une réalité si précise et limpide que l’on est troublé de concevoir et de reconnaître qu’une telle chose existe. La forme prétendument autobiographique, ainsi qu’un langage courant et argotique, nous amènent d’entrée de jeu à une proximité très intime avec Christiane.

On la découvre à six ans, installée avec ses parents et sa sœur dans la campagne allemande. Lorsque la famille déménage dans une cité à Berlin (la cité Gropius), la tournure des événements laisse déjà présager un avenir difficile pour Christiane. Son père voit peu à peu ses ambitions professionnelles tomber à l’eau et refoule cette colère et cette honte dans l’alcool et la violence. En effet, Christiane, sa sœur et sa mère sont durement battues et maltraitées par cet homme qu’elles craignent. Ajouté à cela, le livre décrit très bien l’enfermement progressif de cette jeune fille dans la cité qu’elle habite et la perte de distraction et de stimulation qu’elle avait à la campagne : les espaces verts sont rares, les enfants du quartier n’ont aucun espace de jeu et sont constamment sous la surveillance d’un gardien psychorigide, Christiane, qui adore les animaux, les voit peu à peu quitter la maison familiale par manque de place ou encore, l’absence de réaction des professeurs à l’école face à la déchéance de la jeune fille. C’est donc pour échapper à l’ennui et à l’absence de sens que Christiane, une fois arrivée au collège, commence à vouloir fréquenter, à vouloir ressembler à ces gens « cool » et à la mode. Incitée par le groupe et pressée par son rêve d’échapper à cette vie terne, elle se met rapidement à consommer du haschisch ainsi que des cachets, du LSD et de l’alcool. Elle a alors treize ans lorsqu’elle commence à consommer de l’héroïne. La dépendance physique s’installe peu de temps après et elle commence bientôt à se prostituer à la Station Zoo (gare principale de l’ancien Berlin-Ouest connu pour ses problèmes de prostitution, spécialement de mineurs dans un endroit qu’on appelle le « baby tapin »). Christiane nous plonge au cœur de ce milieu qui m’a choqué sur différents points: l’âge de ces gens (la plupart tombent dedans à quinze ans, mais l’histoire de deux jeunes filles de douze ans est relatée dans ce livre), une indifférence de plus en plus présente face à la mort, que ce soit celle des amis ayant fait une overdose ou face à sa propre mort tantôt redoutée mais souvent attendue, le fonctionnement plus que bancal des centres de désintoxication, leur manque de place et leur désintérêt total pour les très jeunes toxicomanes.

J’ai également été touchée par ce texte car, je trouve qu’il exprime et explique parfaitement le fonctionnement psychologique que l’on rencontre dans n’importe quelle forme d’addiction : l’envie de ressembler aux autres, la fierté, la basculement conscient ou non vers la dépendance, l’espoir, le déni, l’abandon, la solitude et bien d’autres sentiments. Ils n’ont bien sûr pas la même importance que dans l’addiction à l’héroïne mais, ils semblent peu différer en fonction des addictions et se présentent sous forme de cycle que Christiane rencontrent à de nombreuses reprises au fil de ses sevrages. J’ai également été choquée de haïr la mère de Christiane qui finit par jeter l’éponge mais, au fil des témoignages, de me rendre compte que je la comprenais en quelque sorte et que je pouvais presque m’identifier à elle. Durant l’adolescence, beaucoup de gens sont confrontés à l’addiction de manière directe ou indirecte et j’ai trouvé tout aussi intéressant le récit de Christiane que celui des personnes qui gravitent autour d’elle: les mécanismes de défense sont assez similaires et ceux que j’ai pu ressentir avec certaines personnes de mon entourage ou de ma famille dans une moindre mesure. Je pense donc que ce livre, en plus de relater une histoire aussi tragique qu’émouvante, nous offre des clés de compréhension à certains aspects de l’addiction et éveille (ou réveille) une prévention et une attention qui se perdent facilement.

On peut également se pencher rapidement sur la préface écrite par Horst-Eberhart Richter (un docteur en médecine et philosophie qui a travaillé sur les troubles psychologiques de l’enfance). En effet, cette préface est intéressante car, elle éclaire certains points de la société et de la jeunesse en Allemagne à cette époque-là. Il y explique que la société allemande se trompe alors sur l’origine des phénomènes décrits dans cette biographique, qu’elle considère comme une importation, alors qu’ils sont engendrés par la société même. Il y présente également une rupture entre la génération des parents et celle des enfants en utilisant ces mots:  « La grande masse des adultes, des gens bien insérés dans la société, a adopté une attitude résignée, essentiellement défensive:  « Allez-y pour vos « contre-cultures », vos modes de vie excentriques, pourvu que vous ne perturbiez pas notre petit monde. Vous finirez bien par comprendre que pour survivre dans notre société hyper-organisée et impitoyable, on est bien forcé de rentrer dans le rang ! ». » Le psychologue y décrit une « conspiration du silence » ainsi qu’une tendance généralisée au refoulement qui, ajouté au manque de soutien politique, empêchent une bonne visibilité du problème de la drogue. Il cite enfin les méfaits d’un urbanisme qui programme quasiment la désagrégation de la communication entre les hommes et compare les écoles à de « grandes usines où règnent l’anonymat, la solitude morale et une concurrence acharnée et brutale. » La préface nous éclaire donc grandement sur le fond des problèmes sociaux à l’origine du phénomène illustré par la vie de Christiane.

Par Angèle Marchand
Université Sorbonne Nouvelle – Paris3, L3, 2017