Édouard Manet – Le Déjeuner sur l’herbe
Édouard Manet
Le Déjeuner sur l’herbe
1863
Peinture
France
Édouard Manet, Le Déjeuner sur l’herbe, 1863, huile sur toile, 208 X 264 cm, Musée d’Orsay, Paris
Le tableau représente quatre personnages qui se trouvent dans une forêt où coule une rivière en arrière-plan. Au centre du tableau se trouve deux hommes en costume et une femme nue de profil qui regarde le spectateur. Les trois personnages sont assis avec désinvolture, les jambes presque entrecroisées. Une deuxième femme à l’arrière se baigne en chemise transparente dans l’étang. Une barque est amarrée sur le bord de l’étang au fond à droite du tableau. Au premier plan à gauche, il est représenté le contenu d’un pique-nique: un panier renversé dévoile une nature morte, faite de pêche, de raisin et de pain, étalés sur des vêtements, probablement ceux de la femme nue (un chapeau, un habit bleu clair à pois et un autre bleu plus foncé).
En rupture avec les codes de l’Académie
En 1863, à l’époque de création du tableau, les artistes étaient soumis aux règles de l’ « Académie des Beaux-Arts». Cette institution a été fondée en 1648, elle définissait le goût de l’époque et influençait le sujet des œuvres. Pour y être admis, le peintre présentait son tableau pour réception, l’œuvre s’appelait alors le « morceau de réception » et, était accepté ou non comme propriété de l’Académie qui en organisait l’exposition. On parle du « Salon officiel » comme lieu de présentation au public des œuvres des Académiciens. L’art officiel au XIXème siècle prévalait et imposait ses thèmes très classiques, centrés sur l’histoire et les mythologies grecque et romaine. La doctrine de l’Académie s’appuyait sur la hiérarchie des genres, héritée de l’Antiquité. Par ordre décroissant de prestige et de format, cette hiérarchie plaçait en tête la peinture d’Histoire, ensuite le portrait, la peinture de genres, le paysage et la nature morte.
Dans la deuxième moitié du XIXème siècle, les critères de sélection d’admission au Salon sont contestés. Le jury, favorisant une peinture conventionnelle, devient un symbole de conservatisme. D’autres salons et expositions indépendants se multiplient en marge du Salon officiel. Le plus fameux est le « Salon des Refusés » crée en 1863 et qui cette année-là accueille 3 000 œuvres dont Le Déjeuner sur l’herbe. Exposée sous le titre Les Bains, elle constitue la principale attraction, objet de moquerie et source de scandales.
Le scandale est provoqué par Manet lui même qui cherche à s’inspirer de sources classiques pour « aider les spectateur à identifier la référence à une iconographie aussi respectable que connue et illustrant un choix moral ». Ainsi, on reconnaît deux œuvres du Louvre dans Le Déjeuner sur l’herbe. Le sujet est fourni par Le Concert champêtre du Titien, alors attribué à Giogione. Il s’y trouve deux femmes nues et deux hommes habillés. La disposition du groupe central s’inspire d’une gravure d’après Raphaël : Le jugement de Pâris (où l’on retrouve presque exactement la même posture). Manet rompt pourtant avec le classicisme et l’académisme tout en se jouant avec ironie de ces codes figés. Fortement critiqué pour sa taille habituellement réservée aux sujets historique, Manet s’amuse à mêler les genres. Le tableau est un paysage mais aussi un portrait et, en même temps, une nature morte.
Scandale par le nu
Le nu, pourtant présent dans de nombreux tableaux de l’Académie, appuie cette rupture avec le classicisme car, il n’est justifié par aucun prétexte mythologique ou allégorique. Manet dira lui même comme jeté à la face des Académiciens : « il paraît qu’il faut que je fasse un nu. Eh bien je vais leur faire un nu ». Ce qui choqua le public de l’époque c’est l’opposition que créée le personnage central de la femme nue avec les deux autres personnages d’hommes habillés en costume. Le contraste est appuyé par la pâleur de la peau qui jure avec l’obscurité des habits des deux hommes. La femme nue au centre est Victorine Meurent, le modèle le plus fréquemment utilisé par Manet. Le peintre représente de même le sculpteur hollandais Ferdinand Leenhoff. L’homme accoudé à demi étendu sur l’herbe est Eugène Manet, le frère du peintre. Enfin, la femme se baignant dans l’étang à l’arrière-plan est le modèle Alexandrine-Gabrielle Meley qui deviendra plus tard Alexandrine Zola. La modernité des personnages choque dans cette scène à la fois si ordinaire mais dont le nu relève l’irréalité. Zola parla en ces termes de l’œuvre: « Cette femme nue a scandalisé le public, qui n’a vu qu’elle dans la toile. Bon Dieu ! Quelle indécence : une femme sans le moindre voile entre deux hommes habillés, mais quelles peste se dirent les gens à cette époque ! Le peuple se fit une image d’Edouard Manet comme voyeur. Cela ne s’était jamais vu » .
À défaut d’être allégorique ou mythologique, l’interprétation de la scène peut aussi être érotique, comme le dévoile de nombreux indices du tableau. Le panier renversé devient symbole de luxure et suggère que la chair des fruits, comme des corps, vient d’être consommée. Les vêtements en désordre connotent de manière érotique la scène. On notera de même l’absence d’émotions ou de culpabilité, propre à l’interdit, que suscite le désir dans cette scène. Les jambes entrecroisées des trois personnages du centre et leur position assise insiste sur l’indécence de la scène qui s’offre à nos yeux, tandis que la langueur avec laquelle se lave la femme de l’arrière-plan n’est pas sans évoquer le lavage d’un corps, que ne cache qu’une mince chemise, après l’acte sexuel. Manet surnomme lui même sa peinture « La Partie carré », titre repris à la suite par le public.
Le regard de la jeune femme nue est le dernier point de scandale pour la critique. En effet, ce regard impudique et frondeur lancé au spectateur, confirme l’érotisme de la scène. Il semble même inviter le spectateur à participer à la conversation, à le faire entrer dans la scène. Le regard de l’homme assis derrière la femme est aussi tourné vers nous, mais il semble plus indifférent tandis que celui de la femme est plein de défi et d’arrogance
Le style et la facture
Tout autant que le nu, c’est aussi la facture et le style de peinture qui crée le scandale de cette œuvre. En effet, la peinture ne cesse de jouer sur la dissonance. Les contrastes d’ombre et de lumière donnent l’impression que les personnages ne sont pas intégrés dans la représentation. L’absence de modelé en clair-obscur a donné aux contemporains l’impression d’une peinture plate. Les dégradés sont entièrement délaissés au profit des oppositions d’ombres et de couleurs. En privilégiant les formes brutales et les couleurs chatoyantes, Manet se rapproche de l’Impressionnisme. La précision du pinceau sur le nu de la femme du centre donne à voir un corps réaliste dans toute sa chaire la plus ordinaire.
L’ensemble ressemble à un collage où se juxtaposent des formes nettement peintes, sur un paysage aux allures de croquis qui laisse apparaître des coups de pinceaux. Le paysage esquissé est d’ailleurs inspiré d’un croquis de la maison familiale des Manet à Gennevilliers. Le paysage paraît être un décor peint où se rencontrent des éléments nets et des éléments imprécis, comme ce petit oiseau brun qui semble flotter en haut vers le centre, nettement peint, et la grenouille de l’angle gauche de la toile, peinte de manière hâtive. Le groupe du centre semble se greffer sur le sous-bois, la femme de l’arrière plan, sur la clairière.
Les perspectives ne sont pas respectées alors que la femme qui se baigne à l’étang au fond devrait être représentée en beaucoup plus petit. Les personnages eux même sont cadrés de travers.
Cependant Zola dira de l’oeuvre de Manet : « Ce qu’il faut voir dans le tableau, ce n’est pas un déjeuner sur l’herbe, c’est le paysage entier, avec ses vigueurs et ses finesses, avec ses premiers plans si larges, si solides, et ses fonds d’une délicatesse si légère ; c’est cette chair ferme modelée à grands pans de lumière, ces étoffes souples et fortes, et surtout cette délicieuse silhouette de femme en chemise qui fait dans le fond, une adorable tâche blanche au milieu des feuilles vertes, c’est enfin cet ensemble vaste, plein d’air, ce coin de la nature rendu avec une simplicité si juste, toute cette page admirable dans laquelle un artiste a mis tous les éléments particuliers et rares qui étaient en lui».
Avec Le Déjeuner sur l’herbe, Manet fait scandale pour plusieurs raisons. Le scandale intervient à une époque où le classicisme enferme les œuvres d’art dans un carcan de règles figées et préétablies, alors que Manet décide d’outrepasser ces règles en les tournant en dérision. Le scandale provient aussi du sujet érotique qui fait intervenir un nu se détachant de la scène et le regard tourné vers le public. Enfin la facture même de la peinture, fortement contrastée et laissant apparaître à certain endroit le travail de l’artiste, fait scandale par la nouveauté de son art. S’il est possible de prendre le travail de Manet comme une plaisanterie lancée à la face des Académiciens, il est également important de noter que les scandale de l’œuvre qui a entraîné sa renommée, a contribué à en faire le premier tableau moderne et l’héritier de tout un mouvement.
Par Jade Bou Ferraa
Université Sorbonne Nouvelle – Paris3, L3, 2017