Otto Muehl et l’Actionnisme viennois – Pissaction et Kunst und Revolution

Otto Muehl et l’Actionnisme viennois
Pissaction et Kunst und Revolution
1968
Performances
Allemagne

L’Actionnisme viennois est un courant artistique et performatif qui voit le jour en Autriche dans les années 1960 . À cette époque, toute l’Europe est encore traumatisée par le génocide des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. La société autrichienne quant à elle ne change quasiment pas et une mentalité et une culture « nazi » continue de vivre dans l’indifférence la plus complète. C’est en réaction à cette société fasciste dans laquelle les tabous et les censures prospèrent, que l’Actionnisme va naître. Otto Muehl est l’un des plus célèbres représentants de ce courant. Cette homme est doublement marqué et révolté par cette société autrichienne d’après-guerre car, il y a lui-même participé. En 1943, à dix-huit ans, il sert dans la Wehrmacht. L’année d’après, il est envoyé au front. Nous commencerons par expliquer plus précisément en quoi consiste l’Actionnisme viennois puis, nous verrons jusqu’où ce courant a pu dériver à l’extrême. Nous nous arrêterons plus précisément sur deux performances d’Otto Muehl pour illustrer cette pensée.

Afin de s’opposer à une société conservatrice indifférente aux atrocités de la guerre et dans laquelle les pressions et les dogmes religieux sont encore très pesants, l’Actionnisme viennois va déployer tout un panel de moyens d’expressions afin de susciter l’indignation et la polémique auprès de la société autrichienne. Le mouvement naît à la suite d’une première performance de Muehl et de deux autres artistes (Adolf Frohner et Hermann Nitsch): ils clouent leur manifeste à la porte d’une cave et s’y emmurent pendant trois jours. Ces hommes prônent l’avènement d’un art brut, d’action, qui montre le corps vivant et agissant par l’intermédiaire de la performance. Otto Muehl dit vouloir « dépasser l’isolement de l’art pour le réintroduire dans la vie ». Les actionnistes souhaitent en effet repousser les frontières de l’art et créer l’effroi, l’horreur, le dégoût voire, le traumatisme chez le spectateur. Leur but est que celui-ci soit confronté à ses propres monstres, à ses bienséances et refoulements et qu’il puisse les exorciser dans une démarche cathartique. Pour eux, ce sont ces refoulements de pulsions, ces conventions et ces tabous, qui ont permis au fascisme de grandir. Muehl développe alors ce qu’il appelle un « déploiement esthétique de dénazification » en prônant l’extériorisation des frustrations corporelles et émotionnelles.

L’artiste est obsédé par la destruction : destruction matérielle de toiles, de meubles, de corps dont il anéantit l’humanité ou bien, destruction métaphoriques de l’art et des cadres étriqués. Bientôt, il fait entrer dans ses performances et ses vidéos une dimension scato-maso-pornographique et blasphématoire en recourant très fréquemment à l’usage d’excrément, d’urine, de vomis, de mutilations et de représentation d’actes sexuelles. Muehl déclare: « le libre accès à la véritable conduite créatrice se trouve dans l’intention éthique de mon dispositif : sadisme, agression, perversité, soif de reconnaissance, avarice, charlatanerie, obscénité, esthétique de la merde sont des moyens de lutte exemplaires contre le conformisme, le matérialisme et la stupidité. Je suis contre les lois et les règles sociales, qui ne sont plus fondées sur la réalité ». Ainsi, ces artistes parviennent à leur but: choquer la classe bourgeoise conservatrice d’Autriche.

Après cette période, Muehl juge que ce genre de performance s’essouffle et devient aussi une forme « d’art bourgeois ». Afin de développer son idéologie artistique et de vie, il met en place dans les années 1970 une communauté, l’Aktionanalytische Organisation. Cette communauté prend le contre pied de la société et tente d’organiser un microcosme dans lequel la hiérarchie est abolie, les propriétés et l’éducation des enfants sont mises en commun et la sexualité est libérée. Le couple n’est plus la structure de référence, et l’homosexualité est pratiquée sans tabous (en comparaison avec les mœurs traditionnelles de l’époque). Muehl veut casser la structure familiale et toutes les conventions, ce qui finit  par créer des dérives: les mères sont séparées des enfants, les enfants sont incités à pratiquer une sexualité très libre (trop libre). Otto finit par s’autoproclamer maître à penser et instaure une hiérarchie et des règles très pesantes. Tous les membres de la communauté avaient le crâne rasé et portaient une salopette rayée qui pouvait faire penser à celles des prisonniers. Tous ces éléments ont contribué à donner une image de secte à cette initiative. L’artiste sera finalement accusé de manipulations psychique, de pédophilie, de viols et d’abus sur mineurs. Un des exemple de ces dérives se trouve dans une vidéo où l’on voit des actes de masturbation et des actes sexuels alors qu’une mère lange son bébé juste à côté.

Nous allons maintenant nous focaliser sur deux de ses performances pour tenter de comprendre en quoi elles ont pu grandement choquer la société autrichienne de l’époque et en quoi elles peuvent être encore choquantes pour nous aujourd’hui.

Otto Muehl, Pissaction, 1968, performance, Allemagne

 

 

Otto Muehl, Pissaction, 1968, performance, Autriche

La première se nomme Pissaction. Elle date de 1968 et présente une scène dans laquelle Muehl urine dans la bouche d’un de ses amis artiste, Günter Brus. L’Actionnisme viennois, par ce genre de performance, met en avant l’art direct et brut qui libère le corps nu et les tabous par la même occasion. Uriner dans la bouche d’un ami en public semble transgresser toutes les règles de bienséance mais, lorsque l’on va voir plus loin, on peut y voir une image des pulsions sado-masochistes. Celles-ci prennent place en chacun de nous et les artistes tentent de les faire remonter à la surface pour nous confronter à elles. Dans cette période post-Seconde Guerre mondiale, on peut aussi y voir une volonté de représenter l’agressivité humaine, la part de volonté de destruction et d’humiliation. Celle-ci  est ici sublimée pour créer une œuvre d’art qui n’est pas projetée en vengeance meurtrière. Cette action ne représente donc pas une société décadente qui aurait perdu, par désespoir, toute valeur. Elle propose, à l’inverse, une utopie dans laquelle la libération et la sublimation des démons et de l’oppression psychique préviendraient toute résurgence de la violence. Se vider concrètement permet de se vider de ses pulsions: l’artiste se soulage dans tous les sens du terme.

Kunst und Revolution

 

 

Günther Brus & Otto Muehl, Kunst und Revolution, 1968, performance.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La deuxième performance a eu lieu dans un amphithéâtre de l’Université de Vienne la même année. Cette performance est intitulée Kunst und Revolution. Il l’a effectué avec l’aide de Günter Brus. Ce-dernier se met nu et se taillade le flanc avec une lame de rasoir laissant apparaître avec son sang le motif du drapeau autrichien sur la musique de l’hymne national. Ensuite, tout en chantant ce même hymne, il urine, boit son urine, se fait vomir, chie et se frotte avec avant de s’allonger sur une table et de se masturber. Otto Muehl quand a lui, lit un texte très provocateur sur Robert Kennedy puis, il fouette un étudiant masochiste enroulé dans du papier journal. Cette performance leur vaut des poursuites judiciaire et un séjour en prison.

Ces performances peuvent être considérées comme trash car elles ont à voir avec les déchets humains. Elles impliquent quasi-constamment la présence de merde, d’urine, de vomis de sang ou de sperme. Ce rejet des fluides corporelles m’apparaît comme le rejet d’une société sclérosée, qui pourrie de l’intérieure et dont la seule échappatoire serait de se vider de ses censures, de ses tabous et de ses hontes. La douleur et le dégoût sont aussi très présents dans ces performances. Peut-être que ces artistes arrivent à ce point extrême pour réussir à faire entendre leur parole en semblant signifier : « regardez jusqu’où nous sommes prêts à aller pour vous faire remarquer notre mal-être. Ce qui vous dégoûte dans nos actions ne sera jamais aussi dégoûtant que les atrocités que vous avez pu commettre. Notre mal physique est une réaction à notre mal psychique. Ce choc n’est pas plus choquant que la conduite de ce pays. »

Pour ma part, bien que je conçoive que, dans une société aussi réactionnaire, de tels actes soient indispensables pour réveiller les mentalités, j’émets quelques réserves quant à l’activité d’Otto Muehl dans la deuxième partie de sa vie. La transgression à l’ordre établi doit se faire dans le respect de l’individualité. Ces dérives semblent être l’expression d’une perdition idéologique et d’un extrémisme libertaire niant les conséquences psychologiques que peuvent avoir certains actes comme les relations sexuelles avec des mineurs, par exemple. En ce qui concerne les performances réalisées au début de son œuvre, elles me mettent mal à l’aise plus qu’elles ne me choquent. Même si elles ne plaisent pas, elles ont indéniablement le pouvoir de marquer le spectateur et de le questionner sur son rapport à ses pulsions, à sa propre censure et à son respect des conventions.

Par Angèle Marchand
Université Sorbonne N
ouvelle – Paris3, L3, 2017