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Les études de cas

Romeo Castellucci 

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Scandale Castellucci
Télérama, Propos recueillis par Fabienne Pascaux, 2012

Romeo Castellucci : “Au théâtre, l’interdit, c’est la réalité”

Romeo Castellucci met en scène “The Four Seasons Restaurant” à Avignon. Cet héritier d’Artaud cherche à créer le choc du vide. Sans provoquer mais en causant le scandale.
Romeo Castellucci fait mal. Aime faire mal. Depuis la fondation de sa troupe, la Socìetas Raffaelo Sanzio, en 1981, ses spectacles blessent œil et esprit. Qu’on se souvienne, en 2011, de Sur le concept du visage du Fils de Dieu,où un gigantesque portrait du Christ (signé Antonello da Messina) fixait le public, et sur scène ce père en phase terminale en train de se vider devant son fils dévoué. Comme nombre de ses créations, celle-là fit scandale.

Qu’il traduise en scènes stupéfiantes Eschyle, Shakespeare, Dante, ou donne – d’après l’histoire de dix grandes villes européennes – sa noire conception du tragique contemporain (Tragedia Endogonidia), l’Italien de 52 ans jamais n’illustre ni ne divertit. Dans ses mises en scène se répondent images et sons, corps dérangeants et haute technologie, beauté et laideur. Cet héritier d’Artaud vise autre chose, autre part. On en jugera avec The Four Seasons Restaurant, dernier volet d’une trilogie sur la face cachée de l’image…

Après Antonello da Messina, c’est le peintre Mark Rothko qui vous a inspiré The Four Seasons Restaurant?
Et aussi le poète romantique allemand Hölderlin et sa Mort d’Empédocle… Mais c’est vrai que l’aventure de Roth­ko, en 1958, à New York, avec le patron du Four Seasons m’a nourri. Quand ­celui-ci commande au peintre des toiles pour son restaurant, Rothko compose des tableaux rouge-noir magnifiques, puis se méfie de la manière dont ils vont être installés pour cette clientèle bourgeoise qu’il méprise. Du coup, il refuse de les livrer, de faire œuvre décorative. Même si renoncer à cette commande est pour lui une sorte de suicide social. Et un acte révolutionnaire : il rompt un contrat avec la communauté, il rejette le rôle « utile » qu’on voulait lui offrir, il choisit d’être hérétique. Comme devrait l’être tout artiste. Même si le prix à payer est douloureux…

« Je ne crois pas au théâtre-vérité.
Au théâtre, tout doit être faux. »

Êtes-vous hérétique?
Je ne pourrais payer ce prix. Je suis lâche. Et je ne comprends plus toujours les limites de la liberté de l’artiste dans ce monde sans tabous où elles bougent tout le temps. J’ai un sentiment d’échec. La seule chose dont je sois sûr, c’est que, au théâtre, on n’a pas le droit de montrer la réalité. La vraie violence, le vrai sang. Au théâtre, l’interdit, c’est la réalité. Je ne crois pas au théâtre-vérité. Au théâtre, tout doit être faux. Le théâtre, c’est la pure fiction, l’impossible conjonction de l’espace et du temps, l’ailleurs. Car seul le faux permet le travail de l’intelligence, fait que le spectateur n’est pas l’otage de ce qu’il voit. Vous connaissez le fameux paradoxe des sophistes grecs : celui qui est trompé connaît mieux la vérité que celui qui ne l’est pas… La vérité fige, empêche le sens de rayonner, enferme dans la mort. C’est un poids dont il faut se libérer. Il faut cacher, voiler la vérité. Le plaisir du théâtre est obscur.

Par vos spectacles, vous avez souvent causé le scandale. Etes-vous un provocateur?
Je n’aime pas ce mot : il est petit. On voit vite les intentions d’un provocateur, et deviner les intentions me coupe tout désir de voir un spectacle. En tant que metteur en scène, j’essaie au contraire de brûler toute intention.
D’échapper à la « transgression » aussi, ce mot à la mode. En revanche, si vous me parlez de « scandale » au sens grec du terme, c’est-à-dire ce petit caillou qui vous fait trébucher sur la route, impose un moment d’arrêt, de conscience, alors oui, je veux provoquer le scandale. Mais sans le calculer.

Vous ne vous doutiez pas que Sur le concept du visage du Fils de Dieu, avec ce père englué dans la merde et ce visage du Christ bientôt incendié, allait le susciter?
Je n’avais pas imaginé les réactions si violentes d’un public catholique intégriste. D’autant que je n’ai jamais souhaité me moquer d’une religion dont je suis proche. Je crois aujourd’hui que ce ne sont pas les excréments qui ont choqué, mais ce regard de Jésus qui fixe chaque spectateur. Il est insupportable. Nous, les voyeurs, qui nous repaissons aujourd’hui de tant d’images, nous voilà soudain mis à nu par ces yeux doux et tendres qui nous observent avec infiniment de mélancolie. On l’a un peu oublié aujourd’hui, mais le Christ, incarnation de Dieu sur terre, est le premier modèle de l’histoire de l’art, celui à partir duquel les peintres ont imaginé les premiers portraits, les premiers visages. Il est sans doute aussi le premier « acteur », celui que Dieu a « mis sur le plateau du monde », comme l’enseignent les Pères du désert. Et la croix n’est-elle pas le plus petit espace scénique possible ? Mais le lien entre l’art et la religion s’est perdu en Occident au XIXe siècle. Quand l’Eglise, comme l’a expliqué le cinéaste et poète Pier Paolo Pasolini, a trop versé dans la communication, le spectacle. Quand elle a perdu l’esprit. Le religieux occidental est alors devenu stéréotypé, consolatoire. Pourtant l’art a toujours eu affaire avec la religion, ils sont nés en même temps, à l’intérieur d’une caverne, dans un rapport sororal.

 « Pour moi, la science du corps, la grâce du corps,
du geste, sont purement féminines,
et la femme représente l’absolu de l’image. »

Sororal?
Les premières divinités représentées sont des femmes, des déesses mères aux seins lourds. Et on peut imaginer, comme certains paléontologues réputés, que les premières peintures des cavernes ont aussi été réalisées par des femmes qui attendaient le retour des hommes de la chasse. Pour moi, la science du corps, la grâce du corps, du geste, sont purement féminines, et la femme représente l’absolu de l’image. Il n’y a que des femmes dans The Four Seasons Restaurant.

La foi nourrit-elle toujours votre travail?
Je n’oserais pas dire que je suis chrétien, les responsabilités qui s’attachent à ce mot sont lourdes ; et je n’aime guère la consolation que certains chrétiens attendent de leur religion. Je me sens davantage « christique », portant en moi les blessures du Christ. Car il vaut mieux être blessé que consolé. Le devoir de l’artiste est de rajouter des questions, des problèmes. On a besoin de ces problèmes qui nécessitent des choix. Aujourd’hui, dans ce monde débordant d’informations, d’images, où on est spectateur tout le temps, de tout, nous sommes obligés de choisir. Or on choisit mieux face à un problème. Le problème devient ainsi une espèce de bonheur.

Que dites-vous de l’excès d’images dans lequel nous baignons?
Les images sont devenues des outils de pouvoir, il faut s’en méfier. Quand Rothko refuse de mettre ses toiles au restaurant Four Seasons, c’est pour moi un acte esthétique et une leçon. Bien sûr, quand Andy Warhol se jette, lui, dans la série, la duplication d’images, c’est aussi une manière paradoxale de les dénoncer… Mais je pense que le véritable artiste élimine, épure, s’efface. Tel le philosophe et poète Empédocle, qui choisit de se jeter dans l’Etna pour disparaître et renaître dans la nature, comme le raconte Hölderlin, présent lui aussi dans notre dernier spectacle… Créer, c’est enlever. L’absence est un moteur.

« La tragédie n’est pas quelque chose d’archéologique 
ou de dépassé, elle est mon étoile polaire. »

Comment?
Le manque est le fondement de l’art occidental. Voyez la tragédie. Elle naît dès que les hommes ont mis les dieux entre parenthèses ; dès qu’ils les ont imaginés moins présents et se sont sentis abandonnés. La philosophie aussi s’est construite sur l’absence des dieux. En plus, la tragédie nous est encore parvenue par fragments. Même L’Orestie est inachevée, la quatrième partie a disparu. Le manque semble lui être ainsi consubstantiel. D’ailleurs les héros tragiques ne comprennent jamais rien à ce qui leur arrive. Et leurs paroles provoquent le silence et le vide. Comme le disait le philosophe allemand Franz Rosenzweig, la tragédie est l’art du silence. Et pas celui de la catastrophe. Mais un silence qui soudain permet de comprendre, nous met face à l’absence de sens, face à l’infinie séparation qu’atteste toute notre culture occidentale quand d’autres prônent l’unité. La tragédie n’est pas quelque chose d’archéologique ou de dépassé, elle est mon étoile polaire.

De quoi sommes-nous séparés ?
De tout, c’est ici notre conflit culturel fondateur. Séparation de l’âme et du corps. Séparation du langage, qui ne signifie rien, avec ce qu’il prétendait signifier. Séparation de l’image avec les choses qu’elle prétendait représenter mais dont elle s’éloigne de plus en plus, devenant plate, univoque, illustrative. Même la première image que perçoit le très jeune enfant, celle de sa mère, prouve la division, la séparation d’avec le ventre maternel. Et celle que le miroir nous renvoie pour la première fois de notre visage est inversée, fausse : nous sommes séparés de notre reflet même. Jusqu’à l’idée de la beauté des êtres, puis des choses, qui n’est sublime qu’en fonction de leur disparition prochaine, de leur perte. Rien de lugubre là-dedans. La faiblesse donne au contraire une âme à la beauté. Et la perspective de la mort nous impose des choix nécessaires. C’est bien.

« Une vraie image doit être à l’abri des regards.
Pour mieux pousser du visible à l’invisible.
C’est cette tension qui fait sa force. »

Vous dénoncez les images, mais vous faites pourtant un théâtre d’images, presque sans mots?
C’est vrai. Ça pourrait sembler un paradoxe… Sauf que les images que je défends ne sont pas à deux dimensions comme celles de la publicité, mais à trois. Et la troisième dimension, c’est le temps de la représentation. Qui change tout à la perception, l’approfondit, la densifie. Pourtant, au théâtre, une image n’est puissante que lorsqu’elle échappe, lorsqu’elle est fragile. Une vraie image doit être à l’abri des regards. Pour mieux pousser du visible à l’invisible. C’est cette tension qui fait sa force. Ainsi une image « forte », au théâtre, est une image qui dépasse la question même de l’image, qui incite au silence, au recueillement. Par exemple, quand je travaille un spectacle et règle sur le plateau, disons, deux « images » A et B, c’est ce qui se passe entre elles, soit C, qui m’intéresse. Soit l’image qui manque et que vont créer, s’imaginer dans leurs têtes, les spectateurs.

Comment viennent les images spectaculaires et terribles de vos spectacles?
Généralement avant les mots ; mais toujours de manière périphérique. Comme des rayons qui passent. Il faut être attentif. J’ai constamment un cahier de notes sur moi. Car les images surgissent n’importe quand, lorsque je téléphone ou regarde n’importe quoi. Après, il faut vérifier leur nécessité. Le temps est pour ça un outil extraordinaire. Au fur et à mesure, j’enlève, j’enlève, comme un sculpteur. La discipline qui m’est la plus proche est la sculpture. Une image est un point qui doit briller dans le temps. Un temps ni trop long ni trop court. Il faut en trouver le rythme, c’est un travail quasi musical : écrire le temps…

D’où vous est venu le goût de l’image?
Sans doute des livres d’histoire de l’art de ma sœur aînée, qui étudiait aux Beaux-Arts de Bologne. Je faisais, moi, des études d’agriculture. Quand je regardais ces bouquins-là, j’étais fasciné par ce monde irréel. J’aurais passé ma vie devant pareils tableaux. D’autant qu’en Italie on est très jeune initié au beau : le moindre village possède une église où sont exposées des toiles superbes. Chacun peut en faire l’intime expérience. Même quand on appartient à un milieu modeste comme était le nôtre. Père émigré en Belgique pour y être mineur et mort très jeune de la silicose, mère institutrice. Je n’ai jamais quitté la petite ville de Cesena, en Emilie-Romagne, près de Bologne, où j’ai grandi. J’y travaille avec ma sœur, ma femme, quelques-uns de mes enfants.

Comment avez-vous basculé des tableaux à la scène?
À 15 ans, j’ai éprouvé un choc au théâtre de Cesena, où le grand acteur et metteur en scène Carmelo Bene était venu faire un spectacle. Je n’avais rien compris, il m’avait littéralement terrorisé par sa puissance de ­comédien, et cette voix où semblaient passer tous les fantômes de la scène… Mais c’est ça qui me séduisait : ne rien comprendre, avoir peur. Plus tard, il y a eu ce livre sur le travail du Polonais Jerzy Grotowski, adepte d’un théâtre pauvre qui poussait les acteurs à l’extrême de leurs limites pour ­arriver à l’essence même de l’être. J’étais fasciné par l’intensité de leurs gestes sur les photos. Bob Wilson enfin, que j’ai étudié aux Beaux-Arts, m’a montré qu’on pouvait casser les codes narratifs traditionnels, qu’il y avait plusieurs niveaux dans le langage et pas seulement les mots. J’ai commencé à faire des performances avec des copains. Et à 20 ans, j’ai créé ma compagnie, et je lui donné le nom du maître de la Renaissance italienne, Raffaello Sanzio. Vous dites Raphaël…

Un maître de l’harmonie, vous qui créez questions et problèmes?
Détrompez-vous. Dans ses dernières œuvres, Raphaël semble chahuté par les excès du maniérisme, soumis à des tempêtes intérieures…

« Il faut réinventer à chaque fois
des supports différents pour s’exprimer,
même le langage doit être renouvelé. »

Comme vous?
Un artiste doit casser la loi. Pour donner un accès plus haut à l’esprit humain. C’est quoi la « loi » au théâtre ? Selon Antonin Artaud, le plateau vide est déjà une loi. Je pense comme lui qu’il faut réinventer à chaque fois des supports différents pour s’exprimer, même le langage doit être renouvelé. Alors seulement on pourra penser autrement.

Pourquoi travaillez-vous par « séries » ? Hier autour de la tragédie, aujourd’hui autour de la beauté cachée?
C’est l’héritage de la tragédie grecque, souvent conçue en plusieurs parties ; et surtout le moyen de me déplacer dans le temps, d’effectuer un parcours, de rencontrer des hommes, des émotions inconnus autour d’un thème important. En fait, ces cycles ne sont pas des projets mais des chimères. On y plonge comme dans un fleuve ; on s’abandonne à ce fleuve qu’est devenu le théâtre. On peut s’y perdre, y éprouver une solitude magnifique, mais toujours partagée avec les autres. Au théâtre, être avec des inconnus est fondamental.

Pourquoi?
Parce qu’au milieu du public le courant passe comme entre des atomes. Le vide, notre vide, s’abolit. Pour moi, le théâtre n’existe que par ce rapport salle-spectateurs, c’est sa magie. Mais il faut toucher le nerf de ce rapport-là, trouver le contact intime avec chaque spectateur.

Comment?
En lui donnant la certitude que le spectacle même l’observe… Si l’on considère le spectateur au plus haut, alors le théâtre devient ­vivant. Sur scène, j’aborde souvent le point de vue de la victime – ou de son bourreau, ce qui est une manière de rendre plus fragile encore la victime. M’obsède la terrible douceur de l’être humain. Victime et bourreau sont ainsi face au public, dialoguent peu à peu mystérieusement avec lui…

Comment vous sentez-vous dans l’Italie d’aujourd’hui?
Il faut tout reconstruire. Pendant vingt ans, nous avons vécu dans un désert culturel, le maillage socio-culturel a été détruit, notre patrimoine, abandonné. On n’a eu que la télé. Tout était mort. Mais je déteste les lamentations. S’ils ne sont ni prophètes, ni philosophes, ni sociologues, les artistes doivent créer des taches d’opacité dans cette société prétendument transparente et mettre du poison dans le circuit. C’est leur plus beau cadeau à la société, pour la faire réagir. Moi, j’ai besoin d’ombre, de nuit. Pour mieux brûler sur scène avec les acteurs. Être une torche vive. Et disparaître, m’effacer.

Romeo Castellucci
1960
 Naissance à Cesena (Emilie- Romagne).
1981 
Fondation de la Socìetas Raffaello Sanzio, avec sa femme Chiara Guidi et sa sœur Claudia Castellucci.
1998
 Hamlet, premier spectacle présenté en Avignon.
2000
 Genesi, au Festival d’Avignon.
2008 
La Divine Comédie, de Dante, au Festival d’Avignon, dont il est l’un des artistes associés.
2011
 Sur le concept du visage du fils de Dieu, à Avignon.

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