Primo Levi – Si c’est un homme

Primo Levi
Si c’est un homme
1947
Littérature
Italie

Si c’est un homme est publié une première fois en 1947 mais ne connaîtra un réel succès que lors de sa réédition en 1963. C’est un récit autobiographique fait par Primo Levi, chimiste italien déporté au camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz en 1944 et survivant de la Shoah.

Ce livre peut être considéré comme un choc littéraire parce qu’il témoigne d’une réalité vécue par son auteur. Le lecteur est face au récit d’un quotidien insupportable qui a été réellement vécu par celui qui le raconte. C’est cette véracité des faits et le fait même de les raconter qui fait choc : comment Primo Levi a-t-il trouvé la force d’écrire après sa libération ? Comment a-t-il pu se replonger dans le cauchemar qu’il a vécu ? La littérature de la Shoah, et notamment les récits autobiographiques dont Si c’est un homme en est le plus connu et le plus marquant, choquent car ils mettent en lumière des atrocités et des conditions de vie insoutenables infligées à des êtres humains.

Le texte de Primo Levi est d’autant plus choquant qu’ il a été considéré par son auteur comme faisant partie de son devoir de témoignage et de parole, pour éviter les erreurs et les oublis autour du phénomène concentrationnaire. Cependant, si la littérature peut être considérée comme une thérapie dans ce cadre-là, la fin tragique de Primo Levi (qui s’est probablement suicidé) soulève un paradoxe et fait d’autant plus choc. Même exacerbée et exprimée dans une volonté de libération, l’horreur hante sans cesse celui qui l’a vécue.

Par Chloé Aubert
Université Sorbonne Nouvelle – Paris3, L3, 2017


Se questo è un uomo est un épisode autobiographique de l’histoire de Primo Levi. Originaire de Turin et issu d’une famille juive, il est élevé dans la patrie de Mussolini et subit les frasques du régime, soutien des nazis. Après des études de chimie, il s’engage dans une mouvance antifasciste pour lutter contre les répressions et les discriminations. Il est déporté en février 1944 en raison de ses actions de résistance mais, il était détenu depuis décembre 1923 par la Milice, alors âgé de 23 ans. Déporté à Monowitz, le troisième camp d’Auschwitz, il est interné jusqu’en janvier 1945, date de libération du camp par les Soviétiques. Traumatisé par son expérience dans le Lager (le camp ) et coupable d’avoir survécu quand tant de ses amis ont péri, il ne se décide à écrire qu’un an et demi après avoir regagné Turin, d’autant que son retour à travers l’Europe de l’Est lui prit déjà plusieurs mois.

Ce n’est qu’au moins dix ans plus tard que son ouvrage est publié et qu’il est considéré comme l’un des témoignages les plus bouleversants concernant la Shoah et comme un chef d’œuvre littéraire. Souffrant gravement de dépression, Primo Levi meurt en 1987 après avoir chuté dans l’escalier de son immeuble. Nombreux sont ceux – proches, biographes, historiens – qui accréditent l’hypothèse du suicide.

Le travail d’écriture mémorielle de Primo Levi est remarquable, empreint d’une douleur froide à peine voilée par la distance qu’il entretient ainsi que d’une incroyable volonté de raconter ce qui s’est passé sans jamais édulcorer les atrocités vécues ( du voyage en train jusqu’au camp, en passant par l’horreur des baraquements ou du travail forcé près de la voie de chemin de fer). Il est aussi un témoignage saisissant qui tente de restaurer l’humanité de toutes les personnes exterminées, maltraitées, souillées et dont l’existence a été violemment ôtée. Primo Levi relate cette barbarie humaine sans nom : le tri des femmes, des enfants, des hommes valides ou malades, les privations de nourriture ou d’eau, le travail répétitif, épuisant et abrutissant qui conduit les hommes à la déshumanisation, à l’entre-soi pour survivre, à une peur tenace qui ne les quitte jamais. Pourtant, la crainte n’a pas ôté à Primo Levi sa résistance qui lui permet d’écrire, de dire l’indicible. Il s’est fait des amis, dans le camp et à l’extérieur (les gardes soviétiques étaient ses alliés et lui donnaient de la nourriture), il raconte même les soirs de partage passés à chanter, à se remémorer sa vie d’avant avec ses voisins de baraquement. C’était en quelque sorte l’acte de résistance des êtres brisés et brimés auxquels on intimait de n’être plus, ou plutôt, de n’être plus que bêtes parquées et apeurées. La puissance des mots de Primo Levi reste intacte et ce sont sans doute les phrases les plus bouleversantes que j’ai lues. S’adapter pour survivre, dépasser autant que possible ce que l’homme peut ou ne peut plus supporter fût le lot quotidien de Primo Levi.

En voici un extrait :

Ainsi se traînent nos nuits. Le rêve de Tantale et le rêve du récit s’insèrent dans une trame d’images plus indistinctes : les souffrances de la journée, où entrent la faim, les coups, le froid, la fatigue, la peur et la promiscuité, se muent la nuit en cauchemars informes, d’une violence inouïe, comme on n’en peut faire, dans la vie courant, que pendant une nuit de fièvre. Nous nous éveillons à tout moment, glacés de terreur, encore sous le coup d’un ordre, crié par une voix haineuse, et dans une langue que nous ne comprenons pas. La procession au seau et le bruit sourd des talons sur le plancher se fondent dans l’image symbolique d’une autre procession : nous sommes serrés les uns contre les autres, gris et interchangeables, petits comme des fourmis et grands jusqu’à toucher les étoiles, innombrables, couvrant la plaine jusqu’à l’horizon ; tantôt confondus en une même substance, un amalgame angoissant dans lequel nous sous sentons englués, étouffés ; tantôt en marche pour une ronde sans commencement ni fin, éblouis de vertiges, chavirés de nausées ; jusqu’à ce que la faim ou le froid ou le trop-plein de nos vessies reconduisent nos rêves à leurs proportions coutumières. […] Un jour commence, pareil aux autres jours, si long qu’on ne peut raisonnablement en concevoir la fin, tant il y a de froid, de faim et de fatigue qui nous en séparent. Aussi vaut-il mieux concentrer notre attention sur le morceau de pain gris qui, en dépit de sa petitesse, sera immanquablement à nous d’ici une heure, et constituera, pendant les cinq minutes qu’il nous faudra pour le dévorer, tout ce que la loi du camp nous autorise à posséder.

Par Juliette Labreuche
Université Sorbonne Nouvelle – Paris3, L3, 2017