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Les études de cas

Philippe Quesne

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  • La Mélancolie des dragons, Photo de Martin Argyroglo

LA MÉLANCOLIE DES DRAGONS

Nanterre-Amandiers,
Crée en 2008, vue en 2015

Le 7 janvier 2015, hasard du calendrier, j’ai assisté aux Amandiers à Nanterre à une représentation de « La Mélancolie des Dragons » de Philippe Quesne. Un groupe de hard-rock se retrouve en panne la nuit, dans sa voiture, sous la neige, avec leur « parc d’attraction » dans le coffre de la voiture. Ils vont faire découvrir ce parc à Isabelle, qui les trouve là. Tout part d’une réelle catastrophe, difficile à cerner pour le spectateur : la panne. Plus rien ne fonctionne, pendant une vingtaine de minutes, pas un texte, juste de la musique rock en sourdine dans une voiture, des acteurs qui n’embarquent pas explicitement les spectateurs avec eux. Autant dire que quelques personnes, déstabilisées, sont sorties au bout de dix minutes en chuchotant « C’est n’importe quoi ! ».

Être au théâtre, c’est, à ce moment, ne pas prendre de plaisir, se demander réellement ce que l’on fait là. C’est faire l’expérience du doute et de l’incompréhension. Le spectateur doit accepter cette idée peut être contraire au théâtre qu’aucune émotion ne passe alors dans la salle : il n’est pas convié à la fête qui se déroule sur scène. On regarde les rockeurs évoluer dans le petit monde confiné de leur voiture. Ils sont alors pour le spectateur des animaux en cage, que l’on observe au zoo. On attend qu’ils sortent la batterie, la basse, les amplis. Mais il ne se passe rien et il faut être patient.

Le spectateur fait alors, de manière très brutale l’expérience de la catastrophe, quand tout semble figé, sans aucune issue possible, qu’il n’y a rien à faire, sinon attendre que cela passe. La catastrophe n’est alors plus uniquement celle du théâtre de Bond ou de Sarah Kane. Ici, elle est toute simple ; elle ne demande qu’une panne de voiture dans un décor enneigé. L’arrivée d’un nouveau personnage, Isabelle, change la donne : les rockeurs vont lui montrer leur parc d’attraction. Enfin, il se passe quelque chose, on va pouvoir voir, « Isabelle, viens voir !… » devient la ritournelle, le texte de la pièce.

Cette pièce est aussi une belle métaphore du théâtre : on est invités à regarder, et nous acceptons, avides d’une nouvelle expérience.

Le parc d’attraction de nos rockeurs est fait de bric et de broc. De bulles de savons, de ventilateurs et de bonshommes géants en plastique. Le spectateur est à nouveau face à l’incompréhension. On lui avait promis un parc d’attraction, un vrai, et en voilà un sous-ersatz. Il y a un moment où l’incompréhension se transforme en fascination. Parce qu’Isabelle est éblouie comme une petite fille, et à ce moment-là, elle touche le spectateur et l’invite sur la scène: il se retrouve plongé en enfance, dans l’enfance du théâtre également. Le théâtre grec, ce n’était que des pierres et rien d’autre. Lorsqu’on est enfant, on s’invente un monde et des histoires avec des bouts de bois et des bouts de tissu. Avec « La Mélancolie des Dragons », on revient explicitement à cette part d’enfance du théâtre. Ce gros bonhomme de plastique de sac poubelle dressé face à nous sur le devant de la scène devient alors la plus belle créature du monde. Il nous raconte l’histoire de ces rockeurs qui se sont donnés tant de mal pour recréer le monde à leur idée.

De la catastrophe surgissent l’inattendu, la magie. Cette pièce interroge véritablement le théâtre et la question du spectateur, qui doit rêver, réfléchir comme les acteurs, à partir de rien. Le théâtre ne va pas de soi. Il faut un effort de bonne volonté du spectateur. Mais cet effort m’a personnellement amenée à vouloir être sur la scène avec les comédiens. Je voulais voir de plus près leurs attractions, les essayer, m’émerveiller autrement. Ainsi la pièce qui touche le plus le spectateur est celle qui lui fait dire : « Moi aussi je voudrais être sur la scène ! ».

Je voulais être sur une scène où il ne se passait rien, où la catastrophe s’était déjà produite, comme si elle pouvait être un refuge de joie, d’oubli de soi. Un endroit où l’on peut jouer « I’m still loving you » de Scorpions à la flûte à bec sans que ce soit ridicule. Je me suis rappelée ce soir-là que le théâtre pouvait nous faire réfléchir, rêver à partir de pas grand-chose.

Philippe Quesne, dans le livret de la pièce, dit qu’il a voulu explorer la mélancolie, quand elle est panne de l’activité créatrice. La mélancolie est associée à l’incapacité d’agir et à la dépression, au mal être existentiel. Nous ressentons la panne en tant que spectateur. Nous sentons, par l’absence d’un texte dit, l’impression que la pièce ne démarre pas (comme la voiture) que quelque chose ne va pas, est contre nous. Pourtant, je suis ressortie de la salle sans avoir vu cet aspect de blocage lié à la mélancolie. Je suis sortie apaisée, comme si la pièce avait formé une bulle contre le monde extérieur.

Cette expérience a été très choquante pour moi, si on se replace dans le contexte terrible du 7 janvier : le théâtre a réussi a créer une bulle de paix à l’extérieur du monde, mais ce qui a fait choc pour moi, ça a aussi été de voir que l’on pouvait faire du théâtre avec pas grand’chose, sans raconter grand’chose. Cela a été une expérience apaisante et j’avoue que je ne suis pas ressortie de la salle en ayant l’impression d’avoir assisté à quelque chose de génial, je me sentais simplement moins tourmentée par certaines questions : c’était pour moi un spectacle sympathique, presque distrayant. Le fait de parler longuement de cette pièce avec des amis m’a fait réaliser que j’avais assisté à une pièce d’une beauté et d’une subtilité que je n’avais jamais connues, aux antipodes d’ « Idiot ! Parce que nous aurions dû nous aimer ! » de V. Macaigne vu précédemment cette année, qui était une orgie inventive et impressionnante de signes.

« La Mélancolie des Dragons » m’a apporté de quoi réfléchir en tant que spectatrice parce que c’est une pièce concise, courte, qui va à l’essentiel, à la question même du théâtre (le fait de créer un monde avec pas grand-chose) mais qui paradoxalement prend son temps. Les images naissent très vite, mais restent en place, sur la scène ou dans l’esprit du spectateur, le mouvement est partout sur la scène par les « Isabelle, viens voir !… ». Je dirais que j’ai été très surprise de ne pas m’ennuyer alors que les acteurs prennent le temps de construire leur univers, leur parc d’attraction, de faire de la scène un espace finalement protecteur, propice à la création, au travail artistique. L’ennui, l’incapacité d’agir et donc la mélancolie provoqués par la panne de la voiture sont balayés par l’attente et l’arrivée du spectateur, représenté par Isabelle.

« La Mélancolie » nous rappelle également que le théâtre ne parle pas tout seul mais à quelqu’un: à la cité. Ce soir-là j’ai eu l’impression que l’on s’adressait à moi en tant que membre de la cité. Que l’on me donnait une invitation à la création pour ne pas rester dans l’incapacité d’agir le 7 janvier 2015.

Vidéo Vimeo

Par Clotilde Campagna
Paris, 2015

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