Un choc est un heurt violent entre deux solides ; c’est également, au sens esthétique du terme, une rencontre intrusive, presque tactile, entre une œuvre plastique, ou musicale, et une sensibilité réceptrice. L’effet produit est comparable à un coup de fusil, qui frapperait le spectateur en plein cœur, qui le blesserait, voire le tuerait. Nous voudrions montrer que ce mode opératoire constitue l’essentiel du stratagème esthétique de l’art d’avant-garde, qui, depuis le début du XXème siècle jusqu’à nos jours, a jeté les bases de la création dans les arts plastiques.
Nous pourrions dire que le centre du débat esthétique s’est déplacé à partir du moment où la question du statut et des qualités de l’œuvre elle-même fut destituée au profit du problème de la relation entre l’artiste et le spectateur de l’œuvre, entre la création et la réception.
Bien sûr, ce déplacement fut esquissé par Kant en ce sens qu’il posa le problème du Beau, non pas en des termes objectifs, mais relativement au goût défini comme jugement subjectif. Pourtant, Kant considérait encore que l’artiste proposait une œuvre, que l’amateur avait tout le loisir de juger. Il ne lui déniait pas le pouvoir d’exercer un sens critique. Il partait également du principe d’un accord possible entre les sujets- d’une universalité, sinon réelle, en tous les cas potentielle du jugement esthétique.
C’est la nouveauté que constitue ce stratagème.
Par sa finalité tout d’abord : il vise à orienter de manière coercitive le jugement de l’amateur, ou du simple spectateur. L’artiste ne propose plus : il désire exercer un pouvoir immédiat sur le récepteur. En termes linguistiques, l’expression plastique n’obéit plus à la fonction poétique, mais à la fonction conative.
Ensuite par sa méthode : elle consiste non plus à chercher les moyens les plus adéquats pour parvenir à l’expression d’une Idée dans une réalité sensible, mais à élaborer une technique, ou mieux, un mouvement perpétuel permettant d’atteindre l’esprit du spectateur.
Mais entrons plus avant dans le détail de ces procédés.
Il s’agit d’atteindre le spectateur « bourgeois » sur trois plans: sensible, esthétique et moral.
Sur le plan sensible, l’artiste utilise un arsenal impressionnant de mediums techniques. Abandonnant la couleur, trop « picturale » justement à leurs yeux, les cubistes procèdent très tôt à des télescopages de matériaux, de textures, bois, journaux, sable, etc. afin de casser les habitudes visuelles. Quant aux surréalistes, ils s’amusent à créer des associations d’images qui, juxtaposées, produisent un effet d’étonnement. Mieux : de stupéfaction.
Sur le plan du goût, la tendance générale va à la guerre menée contre le « Beau », considéré comme une survivance du bon goût bourgeois, lequel a pour but, via l’idéalisation, de voiler le réel. Aussi les artistes prennent-ils systématiquement le contre-pied des canons établis par les maîtres de la Renaissance, lesquels avaient repris à leur compte ceux de l’Antiquité. Choquer revient ici à prôner le laid, le sordide, etc.
Enfin sur le plan moral, un mouvement initié par Baudelaire, prend corps autour de la notion de Mal, et choisit de renverser la hiérarchie admise par l’ensemble des sociétés occidentales, à savoir la supériorité de la Vertu sur le Vice. Le moyen en est la transgression : tout ce qui fut interdit sera automatiquement mis en avant. Comme toute société est fondée sur l’interdit, les thèmes sont inépuisables. Ce qui était valable jadis pour l’adultère, l’est aujourd’hui pour l’homosexualité ; le haschisch a détrôné l’opium baudelairien comme expérience extrême. Il y a là comme une dialectique infinie entre des limites sociales et la volonté de la part des artistes de les transgresser.
Comme le signalait justement Walter Benjamin, le choc comme stratagème esthétique rompt radicalement avec la distance respectueuse que l’amateur entretenait jadis avec l’objet artistique- cette espèce d‘adoration privée, de dévotion à la fois sensuelle et contemplative qu’il désigne du nom d’ « aura « . L’art doit désormais déplacer les foules, bousculer les habitudes. Il doit provoquer un véritable remugle dans le cœur des spectateurs. Que ceux-ci vomissent l’œuvre- cela ravira leur auteur. Car c’est l’effet escompté. L’art s’enfonce ainsi, depuis le début du XXème siècle, dans une spiralesans fin entre le choquant et le choqué, l’un se nourrissant de l’autre.
Seulement voilà : entre-temps a surgi un nouveau medium, la télévision.
Il est indéniable que le medium cinématographique, en ce qu’il a permis d’accroître les effets visuels et sonores, porte atteinte au spectateur en son for intérieur. Il n’en demeure pas moins que ces effets ont lieu dans la camera obscura, donc en un lieu permettant encore d’établir une distance mystifiante entre l’image et le spectateur ; les stars sont dans la lumière, les spectateurs dans l’ombre. Cette dualité prolonge encore la dichotomie qui se trouve dans l’Opéra ou le théâtre, sans l’annuler. Qui plus est, nous pouvons remonter jusqu’à l’Opéra baroque, pour montrer que les effets scéniques, et les procédés techniques qui les favorisaient, existaient déjà. L’instrumentation, le bel canto contribuaient également à émouvoir le spectateur. Ajoutons que, si le cinéma en tant que technè, impose aux artistes une forme violente, certains réalisateurs prennent l’option inverse en ne misant pas nécessairement sur le choc visuel. Admettons donc que si le cinéma constitue une étape nécessaire dans l’accomplissement du stratagème, il est à un moment donné également nécessaire de franchir un pas supplémentaire.
Ce pas est franchi lorsque le spectateur, de passif qu’il était, devient actif ou semi-actif. C’est en quelque sorte le crépuscule des dieux! Les Stars surgissaient d’une toile surdimensionnée, comme autant de divinités tutélaires ; elles ont désormais chuté, elles s’abîment dans nos postes de télévision. C’est là que le vrai choc se produit- au sens d’une collusion privée. L’image pénètre dans le cœur de la vie familière (et familiale)- elle fait corps avec le téléspectateur. Elle existe pour lui.
Le théâtre d’ombre, celui de la représentation illusoire du monde, est bien loin ; il a cédé sa place au monde « vidéo » familier- à « l’Um-welt-schein », à ce monde d’images familières. De spectateur passif ou critique, l’individu s’est transformé en magicien fasciné par ses propres tours : il provoque de manière onaniste ses propres chocs phénoménaux.
Le fait nouveau est donc le suivant : le spectateur a une forte demande d’ébranlement. Mais comme il est largement complice de cet ébranlement, sa passivité est feinte. Il s’auto-fustige avec délectation. Nous entrons dans l’ère de l’image sadomasochiste. L’homme moderne est avide de souffrances contrôlées. L’industrie cinématographique, qui a compris cette demande, ou s’en est emparée, y répond en multipliant les effets tectoniques : accélérations des mouvements de caméra, succession vertigineuse de plans au montage, explosion des effets spéciaux et sophistication des bruitages.
Ce qui se produit dans le monde du cinéma, se poursuit dans celui des arts plastiques. Contrairement à l’opinion répandue, la politique du petit monde de la culture, aussi bien institutionnel que marchand, use de la même méthode. Il s’agit désormais de faire événement, quitte à passer outre les règles de décence. Le morbide est ainsi une sous-catégorie du choc. En témoigne l’exposition de l’anatomiste Gunther Von Hagens, qui réunit près de 7 millions de spectateurs, depuis l’Autriche jusqu’au Japon! Celui-ci expose des cadavres plastifiés selon une méthode qui lui est propre. Quoi de plus révulsant, et en même temps de plus attirant que l’identification morbide du spectateur à son propre cadavre? Le stade ultime de la mise en spectacle choquante de soi consisterait donc dans une monstration littéralement pornographique de ses propres entrailles, via la vidéo (dont les signes avant-coureurs apparaissent au travers de l’exhibitionnisme des « reality-shows »).
Que faire face à ce déferlement d’image obscènes, c’est-à-dire en un sens littéral qui sortent de la scène artistiques pour entrer dans l’imagerie intime du spectateur? Il est illusoire de croire pouvoir lutter avec les Institutions, le pouvoir financier et culturel. Aucune révolution conservatrice n’est à l’ordre du jour. Il se pourrait cependant que l’issue vienne de l’industrie culturelle elle-même, condamnée à une surenchère de « coups », d’événements, donc à une saturation d’images. Le choc n’a plus lieu, quand il devient une habitude. C’est bien d’ailleurs ce qui se produit, et que l’on nomme faute de mieux la « crise de la culture ». Les transgressions qui se répètent finissent par lasser le spectateur.
Mais ne nous leurrons pas : deux forces s’opposent à ce que cette nouvelle esthétique soit liquidée. Une force active, et une force inerte.
Premièrement les forces financières, qui, à l’aide de l’ingénierie publicitaire, ont tout intérêt à voir se poursuivre ce genre d’art, afin d’empêcher toute prise de distance critique. Notons d’ailleurs que toute forme de jugement est rendue impossible par la nature même de ce projet : un choc ne peut produire qu’un autre choc, ou être amorti par une zone tampon. En termes esthétiques cela signifie que l’on ne peut que réagir, ou être indifférent.
Secondement l’inculture du public, son absence de discernement et de culture au sens fort du terme, au sens d’une
« bildung», d’une formation de soi, le rend nettement plus perméable à ces œuvres.
Voilà pourquoi cette politique esthétique du choc n’est pas encore parvenue à son plein épuisement…
A cette stratégie frontale, il n’est qu’une seule défense : l’esquive. Face aux puissances spectaculaires, il faut opposer les forces qui sourdent. Face aux « shots » lumineux, il n’est de réponse que la contemplation ruminante. Puisque la politique du choc repose sur le trouble du système sensori-moteur et le clash idéel, il convient de susciter des impressions durables par le canal d’images évocatrices. L’Œuvre doit venir progressivement à l’homme de manière subreptice – au lieu qu’elle fasse intrusion. Alors se produit cette danse subtile qui unit en un même mouvement -l’émotion est mouvement- un spectateur simplement disponible à une œuvre qui avance à pas feutrés vers la sensibilité de celui (ou de celle) qui la reçoit, pour finir par atteindre durablement son esprit, puis le transformer.
Voir aussi le site Konstellations.net