Ana Mendieta: la violence, le choc, la mort
Benoit Solbes
Ana Mendieta est née à la Havane le 18 novembre 1948. Elle est issue d’une famille ayant joué un rôle significatif dans l’histoire cubaine. En effet, dans les années 50, les Mendieta soutenaient Fidel Castro (1926 – 2016) au détriment de Fulgencio Batista (1901 – 1973). Une fois arrivé au pouvoir, Castro affirme son affinité avec l’idéologie communiste ce qui pousse le père d’Ana Mendieta, Ignacio, à s’engager dans la contre-révolution. Il s’impliquera notamment dans le débarquement de la baie des Cochons en avril 1961 pour lequel il sera emprisonné dans une prison politique pendant 18 ans.
Afin de protéger leurs enfants, les Mendieta envoient leurs filles aux États-Unis en 1961 par le biais de l’Opération Peter Pan : une initiative coordonnée entre 1960 et 1962 par le gouvernement américain (le Département d’ État et la CIA), des associations catholiques, protestantes, juives et des exilés cubains.
Le 11 septembre 1961, Ana âgée de 12 ans et sa sœur Raquel âgée de 15 ans, arrivent à l’aéroport international de Miami. N’ayant aucune famille aux États-Unis, elles transitent alors dans un camp de réfugiés avant d’être envoyées à Dubuque en Iowa.
Dans le Midwest, elles se confrontent au climat social de l’époque, notamment celui lié au Mouvement des droits civiques qui éclôt entre 1940 et 1975, visant à mettre fin à la ségrégation raciale. Même si elles ne sont pas noires, les deux sœurs sont victimes de racisme accentuant leur sentiment d’altérité. C’est aussi pour cette raison que les deux femmes se sont identifiées comme « non blanches » (M. Cabaňas, 1999). Ainsi, la thématique du déracinement liée à son immigration et la question de la condition féminine (en particulier en étant une femme racisée) marqueront sa démarche artistique.
Ana Mendieta développe un intérêt pour la peinture : elle étudie à l’Université d’Iowa où elle obtient un BA en art en 1969 et un MA en peinture en 1972. Peu après, elle abandonne ce médium qui ne lui semble pas avoir assez d’impact : il ne lui permet pas d’insuffler un pouvoir, une magie, à ses représentations[1].
Dès lors, elle rejoint un programme expérimental au sein du département d’Intermédialité (Intermedia Department ) fondé par Hans Breder. Ils collaborent ensemble : Mendieta est modèle photographique pour l’artiste au début des années 70 et Breder documente certaines de ses premières performances[2]. Dans cette période, elle rencontre Robert Wilson, Vito Accioni et Nam June Paik. Ces artistes axent leur démarche sur le corps et la relation entre l’art et son public. Ces éléments orientent le travail de Mendieta. Elle articule alors ses recherches autour de la performance, du Land Art et du Body Art. La photographie et la vidéo deviennent aussi une part essentielle de son travail artistique, notamment dans la documentation de ses œuvres éphémère.
Deux axes principaux se dégagent de son début de carrière : tout d’abord le rapport à son image, en particulier, par la mise en scène de son corps par sa présence ou son absence, exacerbant le deuxième point : celui de la réaction du public face à la violence, notamment la sexualité et la mort.
Cette connexion entre la violence et la mort est l’élément essentiel de son œuvre Untitled (Rape scene) créée en réaction au viol et au meurtre d’une étudiante de 20 ans de l’Université d’Iowa, Sarah Ottens, en 1973. Comme le précise Ana Mendieta : « Lorsqu’une jeune étudiante de l’Université de l’Iowa a été retrouvée assassiné après avoir été brutalement violé… J’ai commencé à faire des performances et à placer des objets et des installations dans des lieux publics afin d’attirer l’attention sur ce crime et toutes les violences sexuelles[3] ».
Les spectateurs de cette performance étaient des étudiants du programme d’Intermédialité qui avaient été invités chez l’artiste pour dîner. Lorsqu’ils arrivent, ils trouvent Mendieta ensanglantée et ligotée à une table. Son corps était le sujet et l’objet de cette œuvre[4] marquant le tournant féministe dans l’Histoire de l’art qui éclôt dans les années 70[5]. Ana semble alors solliciter la portée traumatique de l’expérience artistique en plaçant le sens de l’œuvre dans l’impact supposé sur son récepteur. C’est ainsi qu’elle confronte directement le spectateur à la violence dans toute sa dimension réelle et quotidienne. Plus encore, par sa mise en scène, l’artiste situe le public dans un trouble entre empathie et désir, jouant sur la pulsion sexuelle du corps nu et la scène de crime[6] (Szymanek, 2014). Ce procédé permet de mettre l’emphase sur la colonisation du corps féminin et son objectification par le désir masculin, en passant notamment par son agression. Enfin, Angélique Szymanek y analyse aussi un discours lié à l’exil de l’artiste. Mendieta y évoquerait le récit de la conquête impériale et des troubles politiques en générales, qui apportent avec eux des génocides, l’effacement culturel et les abus sexuels[7] incarné ici par le corps profané de l’artiste d’origine cubaine.
Ainsi, par l’intégration de la violence dans le quotidien, Mendieta brouille la frontière entre l’art et la vie, le spectateur d’une performance artistique et le témoin potentiel d’un crime. En allant plus loin dans cette démarche, Mendieta a proposé cette proposition dans l’espace public du campus de l’Iowa.
Elle poursuit cette confrontation avec People Looking at Blood, Moffitt de 1973. Dans cette proposition, Ana Mendieta filme des personnes lambda qui passent devant la porte de son appartement duquel coule du sang. Elle place concrètement les individus face à un crime supposé, en s’intéressant particulièrement à leur réaction et, notamment, à leur passivité.
Entre 1973 et 1978, elle s’est centrée sur les thématiques de la Nature et de la spiritualité (M. Cabaňas, 1999). C’est ainsi que son travail va mêler le Land Art et le Body Art, tout en développant sa réflexion sur le féminisme en y ajoutant une dimension mystique, en évoquant notamment la pratique religieuse afro-caribéenne Santeria. Ceci se manifeste dans sa série des Siluetas.
Cette série consiste en des photographies de son empreinte corporelle dans la Nature. Cette démarche de Earth Art, est une de ses initiative les plus emblématiques, semblant se définir par une performance de l’invisibilité. Par la trace de sa silhouette, elle affiche son absence, voire son déracinement, en le liant à l’expérience de son immigration aux États-Unis (M. Cabaňas, 1999). Plus encore, le contour de la forme n’est pas sans évoquer à la fois l’empreinte d’un vagin ou d’une tombe.
Ce rapport à la mort dépasse le cadre de la représentation symbolique lorsque Mendieta met en scène son trépas dans son œuvre.
Dès son intégration au sein du programme d’Intermédialité, Ana Mendieta a été influencée par les écrits de Willoughby Sharp, notamment son ouvrage Body Works publié en 1970. Sharp y emploie pour la première fois le terme de Body Art en le décrivant comme une activité où l’artiste s’utilise lui-même comme matériau sculptural (Szymanek, 2014, p.916). L’auteur divise ainsi ce type de pratiques en 3 catégories : le corps comme outil, le corps comme « arrière-plan théâtral» et enfin, le corps comme objet. Il précise toutefois que le seul cas où l’artiste s’approche du statut d’objet c’est lorsque celui-ci devient un cadavre (Szymanek, 2014, p.916). On retrouve cette transposition de ce dernier point dans le travail de Mendieta dans ses oeuvres Untitled (Rape Scene) de 1973, mais aussi Mutilated Body on Landscape de 1973, Burial Piece de 1975 et Mommia y Tierra Negra ([Mummy and Black Earth]) de 1977. La figuration de son décès par Mendieta confronte le public à un cadavre victime d’une mort violente. Cette démarche peut être perçue par le biais de ses recherches sur l’impact de l’œuvre et la réception du spectateur lorsque celui-ci est confronté à la violence directe, sans frontière entre l’art et le réel. Plus encore, l’analyse peut se structurer autour des thématiques liées à l’exil que l’on retrouve par exemple dans sa série Siluetas (M. Cabaňas, 1999) ou par la dimension spirituelle de son travail lié à son intérêt pour le rituel Santeria (M. Cabaňas, 1999).
Les morts d’Ana Mendieta : suicide et meurtre
Le 8 septembre 1985, l’artiste d’origine cubaine chute de la fenêtre du 34ème étage de l’appartement new-yorkais qu’elle partageait avec son mari, l’artiste Carl André. Lui seul était présent lors des événements. Dès lors, le récit s’appuie sur son appel au 911 :
Ma femme est une artiste et je suis un artiste, et nous avons eu une querelle sur le fait que j’étais, eh, plus exposé au public qu’elle ne l’était. Elle s’est rendue dans la chambre, je l’ai suivie et elle s’est jetée par la fenêtre[8].
Lorsque les policiers arrivent sur les lieux, la chambre du couple est en désordre et ils remarquent des traces de griffures sur le nez et les bras d’André. Il est inculpé pour meurtre (O’Hagan, 2013). Après trois années de procès, l’artiste est acquitté par manque de preuves.
La version des faits racontée par Carl André ne parvient pas à convaincre les proches de Mendieta. Ted Victoria, un ami de l’artiste rejette cette thèse : selon lui, Ana n’était pas dépressive et sa carrière prenait de l’essor (O’Hagan, 2013). Plus encore, Victoria précise que celle-ci souffrait de vertige, ce qui rendrait peu vraisemblable qu’elle ait choisi de se jeter par la fenêtre. Pour lui, les deux artistes, alcoolisés, auraient eu une dispute et « […] cette chose terrible est arrivée[9] » (O’Hagan, 2013).
Plus encore, B. Rudy Rich, amie de Mendieta et chercheuse américaine notamment sur la question du féminisme, précise : « Trop de choses n’allaient pas avec ce procès. […] En particulier la manière cynique dont les avocats d’André ont essayé d’utiliser l’œuvre de Mendieta comme explication de son décès. Plusieurs figures influentes du monde de l’art New Yorkais ont accrédité cette thèse[10] ». (O’Hagan, 2013).
Raviver la mémoire, chercher la justice : construction et appropriation du mythe.
Ce doute dans les circonstances réelles du décès de Mendieta marque la carrière et la vie de Carl André. En juin 2016, le groupe d’activistes WHEREISANAMENDIETA manifeste en marge de l’ouverture de la Switch House, la nouvelle aile de la Tate Modern à Londres[11]. Cet événement a été organisé en réaction à l’exposition d’une sculpture de l’artiste, Equivalent VIII (1966), tandis qu’aucune œuvre de son ex-femme n’y est présentée (McLaughlin, R., 2016). Des actions, à l’image de celle de juin 2016, suivent la présentation publique des œuvres du sculpteur. En posant la question « Where is Ana Mendieta? », les manifestants réclament la justice pour le meurtre de l’artiste.
Déjà le 19 mai 2014, le collectif féministe The No Wave Performance Task Force (NWPTF) a proposé une action publique (Szymanek, 2016, p.895) intitulée We Wish Ana Mendieta was Still Alive[12]. Cette manifestation a été réalisée en opposition à la rétrospective “ Carl Andre: Sculpture as Place, 1958–2010 ” à la Dia Art Fondation de New York.
Devant la porte de l’institution, Karen Malpede, une des membres du NWPTF, lit un passage du livre Cassandre de Christa Wolf paru en 1983, relatant l’assassinat d’une femme par le héros Achille. À la fin de la lecture, Christen Clifford, autre membre du collectif, perce un sac en plastique d’où s’écoule du sang et des viscères. Elle les disperse sur une longue banderole sur laquelle il est écrit We wish Ana Mendieta was still Alive. L’emploi de ces matériaux fait référence au travail de l’artiste, utilisant elle-même ces médiums dans Self-portrait with Blood en 1973 ou Silueta Sangrienta en 1975. Plus encore, ce rapport concret à la violence semble aussi se lier aux performances de l’artiste dans l’espace public que l’on pense à Untitled (Rape Scene) de 1973 ou People Looking at Blood, Moffitt de 1973. Il apparaît cependant pertinent de constater que, visuellement, l’étalement des entrailles sur le trottoir ne sont pas sans rappeler l’image de l’éclatement d’un corps sur le sol, faisant fondamentalement écho aux circonstances de la mort de l’artiste voire, à son cadavre.
L’action publique se poursuit par la lecture d’un extrait du livre Who is Ana Mendieta, puis l’ensemble des spectateurs répète en chœur : I wish Ana Mendieta was still alive.
Ce type de contestations a accompagné cette rétrospective de Carl André à travers le monde : lorsque celle-ci a été proposée au Berlin’s Hamburger Bahnhof en 2016, des actions organisées par le collectif WHEREISANAMENDIETA se sont déroulées devant la galerie. Les participants avaient les mains couvertes de peintures rouges, en hommage à l’œuvre Body Tracks (Rastros Corporales) (1974–1982), une série de performances où Mendieta jetait ses bras ensanglantés sur du papier ou de la toile (McLaughlin, R., 2016). Les manifestants figuraient la culpabilité de Carl André, celui-ci ayant symboliquement du sang sur les mains.
La thématique de l’impunité d’André, notamment par le système judiciaire, a été le sujet de l’affiche des Guerrilla Girls de 1995, WHAT DO THESE MEN HAVE IN COMMON?
Le collectif artistique féministe, se définissant comme conscience du monde de l’art[13], associe l’innocence controversée de Carl André à celle d’O.J Simpson. L’affaire du boxeur américain avait suscité l’engouement médiatique et la controverse dans les années 90. En effet, le verdict de la non-culpabilité du sportif du meurtre de son ex-femme Nicole Brown et son ami Ronald Goldman a divisé l’Amérique. Cette décision de justice s’est jouée sur fond de tensions raciales, marquant la fracture sociale entre les personnes noires et blanches aux États-Unis et sur l’hypermédiatisation de l’accusé.
Cette affiche se situe dans une double affirmation : tout d’abord une critique du système judiciaire, notamment en regard de l’acquittement de ces individus. Plus encore, elle souligne les abus domestiques en opposant ces cas précis à une généralité. Dès lors, cette mise en parallèle permet de faire de ces exemples la preuve d’une problématique plus globale : celle de la violence faite aux femmes et plaçant de facto les victimes, Ana Mendieta et Nicole Brown, comme des symboles de cette cause.
De plus, la mort d’Ana Mendieta s’enrichit d’une autre symbolique spécifique à son statut d’artiste : celle de la confirmation de la domination masculine dans le monde de l’art. C’est cette dimension qui semble avoir motivé la manifestation de 1992 devant le Guggenheim Museum ouvrant une galerie à Soho à New York. L’exposition ne présentait que des artistes blancs, 5 hommes, dont Carl André, et une seule femme (McLaughlin, 2016). Cette mobilisation a réuni 500 personnes, notamment des groupes féministes, afin de protester sous le slogan : « Where is Ana Mendieta? » (O’Hagan, 2013).
Plus encore, la mort d’Ana Mendieta a aussi divisé le milieu de l’art new-yorkais[14]. En effet, cette affaire oppose d’un côté un puissant artiste blanc et ses collectionneurs à une femme artiste progressiste et exilée cubaine (Los Angeles Torres, M., 2005, p.428).
Ces différents exemples permettent de mieux saisir l’appropriation féministe de la mort de l’artiste et les enjeux symboliques dépassant le cadre de la mort de l’individu, que l’on considère la question de la femme et plus spécifiquement, de la femme artiste racisée. Néanmoins, cette construction trouve ses limites, comme le souligne Coco Fusco, artiste multidisciplinaire et ami de Mendieta :
Je n’ai pas continué à participer à la canonisation d’Ana parce que je ne pensais pas que c’était à propos de son travail… Quand Ana était en vie, elle luttait et était pauvre. Elle était une figure marginale dans le monde de l’art et était considérée par beaucoup comme une personnalité très difficile. Toute la canonisation post-mortem n’a rien à voir avec sa façon de vivre ni avec la façon dont elle a été traitée durant sa vie[15].
We Wish Ana Mendieta was Still Alive – Le symbole et ses limites
La problématique du rapport entre la vie et l’œuvre de l’artiste est le point central de l’argumentation d’ Angélique Szymanek dans son texte Bloody Pleasures : Ana Mendieta’s Violent Tableaux publié en 2014. En effet, en considérant les études féministes centrées sur l’œuvre de Mendieta, elle constate que son trépas est le point de départ de l’analyse de son travail. Ainsi, elle précise : « Ces événements soulignent l’impératif chez les féministes de redresser l’une des tendances réprimant le plus l’écriture critique sur Mendieta, passée et présente, qui consiste à lire son travail dans une trajectoire inverse, comme si sa mort était prédite dans sa pratique artistique[16] ». Elle appuie l’idée que le retour persistant de la mort de l’artiste pourrait limiter la compréhension de son œuvre et l’appréhension de sa contribution créative (Szymanek, 2014, p. 597).
Dans cette perspective, Julia Bryan Wilson, directrice du centre de recherche de l’Université Berkeley, associe le mythe de Mendieta à une métaphore de la victimisation de la femme[17]. Ainsi, ces éléments affirment les enjeux à l’œuvre dans la construction et la réappropriation de l’image d’un artiste : celle-ci a une influence sur la portée de son œuvre et en particulier, son interprétation.
Dans cet objectif, Szymanek tente de déterminer ce qui est invoqué réellement – quelle est la visée– derrière les initiatives « I wish Ana Mendieta was still alive » qui ravivent et perpétuent la culture narrative. C’est aussi ce que développe Anne Wagner dans son texte Three Artists (Three Women) : Modernism and the Art of Hesse, Krasner and O’Keefe publié en 1996. En s’intéressant à Eva Hesse (1936 – 1970), morte elle aussi prématurément d’une tumeur au cerveau. L’auteure souligne que le décès de Hesse structure l’analyse de son héritage artistique (Szymanek, 2016, p.899) :
Lorsque nous l’importons dans notre présent, elle y apparaît inchangée; elle ne sort pas, comme une rentrée de Shangri-La, seulement pour vieillir instantanément et prendre l’apparence d’une femme qu’elle serait devenue si elle avait vécu. Hesse, à la fin de l’âge mûr, j’en suis certain, aurait été une marchandise culturelle beaucoup moins attrayante… C’est sa mort (inopportune) qui a fait qu’elle a survécu pour jouer un rôle culturel spécial: elle a toujours moins de trente-cinq ans, répond à une soif de mort tragique et juvénile. Elle est la « fille morte », le beau cadavre qui compte pour beaucoup dans tant de récits culturels[18].
Ainsi, une histoire dominante se structure autour de la mort d’Ana Mendieta, occultant ce qu’elle était réellement[19] ou encore, limitant l’analyse de son œuvre. Ce qu’il en reste alors c’est le symbole construit à partir de l’artiste. Dans ce cas-ci, celle de la victime éternelle de l’oppression masculine. Dès lors, on retrouve la volonté pour Szymanek ou de Wagner, de rejeter ce type de narration. Pour soutenir son propos, Szymanek appuie sur le caractère genré des biographies. Elle met en parallèle l’écriture de la mort de Jackson Pollock et d’Andy Warhol, qui sont « […] orientées vers la thématique du génie tragique, mais aussi héroïque[20] », tandis que celles de Mendieta ou encore de Hesse « … restent, pour utiliser les termes de Wagner, des blessés perpétuels, des victimes ensanglantées pour toujours[21]». Dans cette perspective, Szymanek appuie la nécessité de la mise à l’écart du décès de l’artiste pour la compréhension de son œuvre en permettant ainsi de dépasser son statut de victime et en favorisant la distanciation entre sa vie et son travail[22]. Elle précise :
Ce qui est en jeu, c’est la compréhension des contributions des artistes, dont les œuvres sont limitées par les particularités de leur biographie, en particulier lorsqu’elles incluent de la violence ou des traumatismes. Ce type d’historicisation quand il a peu de contradictions, marginalise les significations qui défient les tropes les plus séduisants et les plus lucratifs disponibles pour les femmes artistes[23].
[1]Perreault, J. & Barreras del Rio, P. (1984). Ana Mendieta, A retrospective.New York, New Museum of contemporary art, p.196 cité dans M. Cabaňas, K. (1999). Ana Mendieta : “Pain of Cuba, Body I am”. Woman’s Art Journal, 20(1), p.12. “The turning point in my art was in 1972 when what I realized my paintings were not real enough for what I wanted the image to convey – and by real I mean I wanted my images to have power, to be magic”.
[2] Aron, N. R. (2017). The puzzling death of controversial artist Ana Mendieta has long overshadowed her brilliant work. Timeline. Récupéré de https://timeline.com/ana-mendieta-artist-death-e7bc8db233ec
[3] Traduction personnelle de M. Cabaňas, K. (1999). Ana Mendieta : “Pain of Cuba, Body I am”. Woman’s Art Journal, 20(1), p.12 : « When a young student at University of Iowa was found murdered after having been brutally raped… I started doing performances as well as placing objects and installations in public places in order to bring attention to this crime and all sexual violence ».
[4] M. Cabaňas, K. (1999). Ibid.
[5] Dans la vidéo Youtube intitulée ArtStop à l’initiative du Musée d’art de San Diego, Alexander Jarman mentionne que dans le tournant des années 70, l’usage du corps féminin ne devient plus seulement un objet, mais un sujet Youtube, ArtStop : Ana Mendieta. Récupéré de https://www.youtube.com/watch?v=HaT0ACGH7_k (2 min 35).
[6] En ce sens, il est précisé dans Szymanek, A. (2016). Bloody Pleasures : Ana Mendieta’s Violent Tableaux. Journal of Women Culture and Society, 41(4), p. 903 : « Mendieta’s feminism engages us differently, capturing the viewer through implication in the pervasive culture of violence in which we are all members. Whether it leaves the viewer apathetic or disturbed, the violent encounter staged by Mendieta reveals something of the nature of the viewer’s relationship to violence that, unlike empathy, can be as disquieting as the fact of rape itself”
[7] Traduction personnelle de Szymanek, A. (2016). Ibid. p. 906-907 : « “Mendieta evokes less desirable narratives of imperial conquest and political unrest, processes that have always included genocide, cultural erasure, and sexual violence”.
[8] Traduction de la citation tirée de Sullivan, R. (1988). Greenwich Village Sculptor Acquitted of Pushing Wife to Her Death. The New York Times. Récupéré de https://www.nytimes.com/1988/02/12/nyregion/greenwich-village-sculptor-acquitted-of-pushing-wife-to-her-death.html : “My wife is an artist, and I’m an artist, and we had a quarrel about the fact that I was more, eh, exposed to the public than she was. And she went to the bedroom, and I went after her, and she went out the window”.
[9] Traduction de la citation tirée de O’Hagan, S. (2013). Op. cit. « What happened that night, no one will ever know, » says the artist Ted Victoria, a close friend of Mendieta who still lives and works in a studio in SoHo close to where she first lived after arriving in New York. « But the notion that she would jump out the window in her underwear – no. She had too much going for her at the time, more so than him. Her work was being noticed. And she wasn’t depressed. […] I know because I saw her a few nights before her death. She was up and happy. She hated heights, so she would not have climbed up on the window, which was close to, and just above, the bed in their apartment. My guess is they were fighting and it just happened, this terrible thing. »
[10] Traduction de la citation tirée de O’Hagan, S. (2013). Op. cit. « There were too many things that were just not right about the trial, » says the feminist writer and academic B Ruby Rich, a friend and staunch supporter of Mendieta, who wrote a long, critical article in the Village Voice newspaper following the failure of the first indictment. « Not least the cynical way in which his lawyers tried to use her art to back up the suggestion that she committed suicide. Many powerful figures in the New York art world colluded in that. »
[11] McLaughlin, R. (2016). How Ana Mendieta Became the Focus of a Feminist Movement. Artsy. Récupéré de https://www.artsy.net/article/artsy-editorial-how-ana-mendieta-became-the-focus-of-a-feminist-movement
L’auteure précise sur l’organisation de cette manifestation et l’impact de la mort d’Ana Mendieta sur les artistes émergents : “Liv Wynter, the London-based performance artist instrumental in founding WHEREISANAMENDIETA, has spoken publicly of her own experience of domestic abuse. When Wynter learned Tate was planning to exhibit Equivalent VIII, she posted a message on Facebook venting her anger, asking if anyone else felt the same. A few meetings later, and 200 people were marching over Millennium Bridge, accompanied by anti-domestic violence organization Sisters Uncut. Due to the wealth of interest, Wynter is now building an archive of the group’s activities. […] To coincide with the Switch House protest, WHEREISANAMENDIETA produced a zine of writing inspired by Mendieta. A poem by Ella Justine Frost sums up the mood, in which so many young artists, after learning her story, are ready to pledge allegiance to an artist who died in suspicious circumstances, on another continent, in another century. “Strange how glad I am to mourn someone who I didn’t know existed a year ago”.
[12] Cette action publique a été filmée et est disponible sur la plateforme YouTube : Youtube. We Wish Ana Mendieta Was Still Alive. Récupéré de https://www.youtube.com/watch?v=EznmPOhPnK4
[13] Cette dénomination apparaît notamment dans leurs affiches Do women have to be naked to get into the MET. museum ? en 2012 et WHAT DO THESE MEN HAVE IN COMMON? de 1995.
[14] O’Hagan, S. (2013). Op. cit. Dotty Attie précise : « Most people thought he had done something active, » says Dotty Attie, an artist and friend of Mendieta from when they both belonged to the all-women AIR gallery in New York in the early 1980s. « Others, who knew him, could not believe it. Most of his women friends supported him, but people wanted to blame somebody. There was a lot of division in the New York art world over her death. People took sides ». Plus encore, B. Rudy Rich précise dans Bale, M. (2011). Women, Art, and Revolution: An Interview with B. Ruby Rich. Slant. Récupéré de https://www.slantmagazine.com/house/article/women-art-and-revolution-an-interview-with-b-ruby-rich : « Going to Carl Andre’s trial for her murder was like going to a wedding with the aisle down the middle dividing the bride’s family and the groom’s family. One side of the courtroom was empty, because he told the art world not to go, and they didn’t because they were afraid of what might happen. And the other side was all filled with women artists, feminists…people who didn’t have that power. And I’ll never forget Nancy Spero standing up for Anna. Nancy Spero and I were on a committee that got Anna a retrospective that Marcia Tucker gave her at the New Museum after her death. Barbara Kruger came almost every day to that trial, and told off Carl Andre to his face. And the woman who was then the editor-in-chief of Art Forum, Ida Panicelli—they were the only three women with important places in the art world who testified on behalf of Anna after her death. […] It showed that the sense of a feminist kinship system within the art world was very weak and, when put to the test, was very easily fractured. And that women with divided sensibilities stayed on the side of Carl Andre, or stayed quiet ».
[15] Traduction personnelle de Aron, N. R. (2017). Op. cit : « I have not continued to participate in the canonization of Ana because I don’t think that it is about her work…When Ana was alive, she was struggling and poor. She was a marginal figure within the art world and was looked upon by many as a very difficult personality. All of the post-mortem canonization has nothing to do with how she lived or how she was treated during her life”.
[16] Traduction personnelle de Szymanek, A. (2016). Ibid. p. 899 : “These events foreground an imperative among feminists to redress one of the most stifling tendencies in critical writing on Mendieta both past and present, which is to read her work through a reverse trajectory as though her death was foretold in her artistic practice”.
[17] Brian Wilson, J. (2013). Against the Body: Interpreting Ana Mendieta. Ana Mendieta: Traces. Hayward Gallery of Art, p. 35 cité dans Szymanek, A. (2016). Ibid. pp. 856-857.
[18] Traduction personnelle de Wagner, A. (1996). Three Artists (Three Women) : Modernism and the Art of Hesse, Krasner and O’Keefe. Berkeley University of California Press. p.197 cité par Szymanek, A. (2016). Op. cit. p. 900 : « When we import her into our present, she appears there unchanged; she does not emerge, like some returnee from Shangri-La, only to age instantly and assume the guise of a woman she would have become had she lived. Hesse, in late middle age, I feel certain, would have been a considerably less attractive cultural commodity… It is her (un)timely death that has meant that she has survived to play a special cultural role : forever under thirty-five, she answers a hunger for youthful, tragic death. She is the “dead girl”, the beautiful corpse who counts for so much in so many cultural narratives”.
[19] Comme le précise Los Angeles Torres, M. (2005). Op. cit. p. 429 : « The assertions were disturbing because they showed how far Ana was being removed from who she really was: she had become a site onto which critics could deposit erroneous information, to the point of recasting her as a piercer; bringing her into the present, while disregarding her own history and voice. And there was more. The stereotypes, the same ones Ana had been so vocal against, were now being applied to her art. Then came the attempts to save Ana from art history. Postmodern critics argued that to situate her in the history of art was to confine her to a particular discourse. After all, she herself had chosen forms of art that disappeared, performances that although filmed and photographed, only happened in one moment, earth sculptures that withered away with time and weather – although they overlooked that at the end of her life, she was working with tree trunks. And she herself wanted to claim a place in art. Ana had now become a way to critique modernism itself”.
[20] Traduction personnelle de Szymanek, A. (2016). Ibid. p. 900 “ “ […] are coded in terms of tragic yet heroic genius”
[21] Traduction personnelle de Wagner, A. (1996). Ibid. p.198 cité par Szymanek, A. (2016). Ibid. p. 900 : “ […] become, to use Wagner’s terms again, perpetual « wounds », victimized and ever bleeding”.
[22] C’est par ailleurs le parti-pris des historiens qui travaillent sur Carl André. Sur ce point voir : C. Chave, A. (2014). Grave Matters: Positioning Carl Andre at Career’s End. Art Journal, 73(4). Pp 5-21.
[23] Traduction personnelle de Szymanek, A. (2016). Ibid. p. 900 : « What is at stake is a full understanding of the contributions of artists, whose works are constrained by the particulars of their biography, specifically when it includes violence or trauma. This kind of historicizing when it has little counternarrative, marginalize meanings that challenge the more alluring and lucrative tropes available for women artists ».